La vocation de l’Europe

Gilles CLAVREUL - 24 Mai 2019

La vocation de l’Europe

  Clap de fin sur une campagne étriquée

Les protagonistes – Emmanuel Macron en tête - auront eu beau dramatiser l’enjeu, cette campagne des élections européennes s’achève sur le sentiment que, décidément, il leur tarde d’en finir et de passer à autre chose. Tous ou presque ont crié « la maison brûle ! », comme nous l’avions nous-mêmes écrit ici en septembre dernier, invoquant qui le réchauffement climatique, qui la question migratoire, qui la montée des populismes, qui le poids des superpuissances américaine et chinoise. Mais de branle-bas de combat général, il n’y eut point. De parfaits inconnus ont été envoyés au front : ils y auront connu des fortunes diverses, certains réussissant à imposer leur personnalité, d’autres étant promis à retourner à l’oubli aussi vite qu’ils en étaient sortis ; les plus chevronnés semblent venus pour abattre leurs dernières cartes ou tout simplement persévérer dans leur être. Tous, ils ont déroulé avec application des programmes plus intéressants qu’on ne dit, mais soit sages, soit prévisibles, soit – le plus souvent – sages et prévisibles. La maison brûle, mais on se lève en bâillant pour aller chercher un verre d’eau à la cuisine.

Cette campagne aura été étouffée par les enjeux politiques nationaux et les stratégies partisanes. A gauche, l’éparpillement des listes n’a aucune justification de fond tant les programmes sont proches, autour de la priorité écologique. Il s’agit d’abord et avant tout de se compter dimanche soir pour pouvoir compter lundi matin, quand viendra l’heure de la recomposition. A droite, il fallait se regrouper, comme on le dit d’un skieur qui s’est désuni dans un virage, afin notamment de préserver l’unité du parti et de préparer les municipales sans subir une nouvelle saignée au profit de LREM. Le RN n’avait pas grand-chose à craindre, pouvant compter désormais sur un socle électoral fidélisé, et beaucoup à gagner s’il conserve sa première place de 2014 (24,86%), à plus forte raison s’il dépasse le cap symbolique des 25%, ce que les derniers sondages lui laissent espérer. Quant à LREM, sa stratégie univoque et souvent caricaturale consistant à crier au loup populiste trahit surtout l’intérêt bien compris d’une polarisation de la vie politique nationale autour de l’affrontement avec le Rassemblement National, là où l’intérêt bien compris des progressistes, et non de LREM seul, serait au contraire de faire revivre le clivage droite/gauche et de développer une pluralité de propositions politiques.

Bref, de quoi réjouir les aficionados de la vie politique, mais pour l’avenir de l’Europe, on reste sur notre faim. A la décharge des candidats, il y a un malentendu sur cette élection européenne : le système institutionnel de l’Union ne fait pas du Parlement le lieu d’impulsion et de décision des politiques européennes. Seule une crise, ouverte en cas de non-investiture du candidat des Etats à la présidence de la Commission, modifierait le rapport de force. Elle ne déboucherait pas pour autant sur une inflexion des politiques européennes ni à un aggiornamento institutionnel : les Etats, quoi qu’il arrive, garderaient la main.

L’Europe en mal de vocation

En revanche, il est une fonction dont le Parlement devrait logiquement se saisir, et donc celles et ceux qui aspirent à y siéger : celui de l’identité, disons plutôt, afin d’éviter la polémique sur le mot, la vocation de l’Europe. Comme l’Eurobaromètre le révélait en septembre dernier, le taux d’adhésion à l’appartenance à l’Europe n’a jamais été aussi élevé. Cela tient à une chose très simple : lorsqu’ils regardent au-delà de leurs frontières, les Européens préfèrent largement vivre en Europe plutôt qu’en Chine, en Russie ou même aux Etats-Unis !

Pour autant, ils sont très circonspects sur la capacité de l’Europe à peser sur le cours du monde et à protéger efficacement les intérêts de ses citoyens. Cela touche aussi bien la question du réchauffement climatique, celle des migrations, que les négociations commerciales internationales, la régulation financière ou la lutte contre les inégalités. Mais au fond, est-ce vraiment que l’Europe ne peut pas imposer ses vues ? c’est ce que soutiennent, notamment, les souverainistes. Ou bien est-ce qu’elle ne sait pas exactement ce qu’elle veut ? Prenons l’exemple de la relation UE-Russie : elle se pose à la fois en termes de valeurs, d’intérêts stratégiques et de relations économiques ; et elle ne se pose pas de la même manière pour un Polonais et un Français, pour des raisons historiques évidentes, indépendamment de leurs opinions politiques ou de leur classe sociale. Mais plus profondément, définir notre relation à la Russie, c’est aussi et d’abord tracer nos frontières, géographiques et symboliques, se faire une idée de nos forces et de nos faiblesses, de nos convergences et de nos désaccords. En un mot, cela permet de nous situer.

Or les citoyens européens, s’ils aiment l’Europe, ne savent plus très bien la situer sur la carte du monde : habitués, pendant des siècles, à dominer la scène mondiale, ils ont fait le deuil de leur hégémonie après le désastre de 1939-45, puis la fin des empires coloniaux. Le projet européen a défini un nouvel horizon, mais un horizon ambigu tant il était conditionné, dès l’origine, par le contexte de Guerre Froide et la relation transatlantique.

Le retour à l’Europe

Depuis 1989, l’Europe cherche sa vocation sans la trouver, certains contestant même l’idée qu’elle ait à en avoir une, au-delà du respect de l’Etat de droit et de la promotion de l’économie de marché. Or si nous avons un projet à défendre, il nous faut devenir une puissance. Si le but, qui n’est pas méprisable, mais limité, consiste seulement à préserver notre paix et notre prospérité, alors autant considérer l’Europe, en tant que projet politique, comme achevée. Non pas qu’il n’y ait pas des réaménagements et des ajustements nécessaires, mais l’essentiel est fait. En revanche, on ne luttera pas contre le réchauffement climatique, on ne taxera pas les GAFAM, on ne favorisera pas les droits de l'Homme dans le monde, on ne combattra pas le terrorisme ni ne sécuriserons vraiment nos frontières, sans une Europe-puissance. Pas de bras...

Et cette Europe-puissance n’est elle-même concevable sans une vision claire et assumée de la civilisation européenne. C’est l’un des messages du livre majeur de Marcel Gauchet, Le Nouveau Monde : berceau de la modernité, l’Europe semble décliner comme puissance, mais en réalité tout fait retour vers elle, comme s’il lui revenait de dénouer les contradictions qu’elle a engendré, et qui ont façonné l’histoire mondiale. La liberté et l’égalité, la force et le droit, l’hégémonie et l’autonomie, l’universel et le particulier, l’émancipation et l’aliénation. Le bonheur peut-il naître de la technique ? A la surface de la Terre, rares sont les gouvernants qui se posent la question où y voient seulement le début d’un problème. Nous, Européens, savons de quoi il retourne. Telle est, peut-être, notre vocation dans ce siècle : allumer les Lumières.

   

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