Bloc-notes du 07 Septembre 2018

Gilles Clavreul - 7 Sep 2018

La maison brûle

A l’occasion de la démission de Nicolas Hulot, les commentateurs ont rappelé cette phrase de Jacques Chirac à propos du réchauffement climatique : « La maison brûle, et nous regardons ailleurs ». On peut en dire autant de la maison Europe. Laissons provisoirement de côté l’Europe-institution, prise quant à elle dans les glaces bureaucratiques, et parlons de l’Europe tout court, celle qui, après avoir été le théâtre des guerres meurtrières du XXème siècle, après le déchirement de la Guerre Froide, a fait de la démocratie son destin commun.

L’Europe sera-t-elle encore longtemps ce havre démocratique qu’il a été si difficile de construire ? On aimerait trouver de quoi se rassurer mais, comme dans la chanson, les nouvelles sont mauvaises d’où qu’elles viennent. Car, à moins qu’on ne souscrive à l’idée que les démocratie et liberté ne vont plus nécessairement de pair, pour faire écho à la problématique posée par le politologue germano-américain Yascha Mounk, la poussée historique des partis nationalistes est le fait politique majeur en Europe aujourd’hui. Ce week-end, les élections législatives en Suède devraient placer le parti « Démocrates de Suède » en deuxième position, non loin des sociaux-démocrates, rendant incertaine la viabilité de la future majorité. En Allemagne, après la démonstration populaire de Chemnitz, l’AfD est crédité de scores supérieurs à 20% dans les Länder de l’est et devancerait le SPD en cas de législatives anticipées. En Italie, l’improbable majorité 5 Stelle – Lega bénéficie d’une popularité que nombre de formations au pouvoir ailleurs en Europe peuvent lui envier.

Depuis bien longtemps, extrêmes-droites et droites extrêmes ont investi des problématiques – la sécurité, l’immigration, la fragilisation des classes populaires – que les partis traditionnels renâclaient à traiter. En France, la droite classique s’est beaucoup abîmée lorsque, par effet de rattrapage, elle a paru surenchérir sur le Front National – et on voit que cette parenthèse, dont Patrick Buisson aura été le théoricien, n’est toujours pas refermée. La gauche de gouvernement, à l’inverse, a fait sur l’immigration dans les années 2010 ce qu’elle a fait en matière de sécurité sous Jospin et en matière d’économie sous Mitterrand : prendre un virage pragmatique et mener une politique réaliste, mais sans l’assumer. Résultat : elle n’en a pas récolté les bénéfices politiques, tout en indisposant une partie de son électorat. Les lignes semblent bouger à nouveau, cette fois ci à la gauche de la gauche, avec la création d’Aufstehen en Allemagne, ou avec les débats, assez vifs, sur la ligne de La France Insoumise sur le rapport à la nation.

Il est heureux qu’à droite, au centre et à gauche, les questions identitaires, celles qui brûlent les doigts et révèlent les nouvelles fractures qui traversent les sociétés démocratiques, soient enfin débattues. Mais n’est-il pas trop tard ? Les mâchoires de la tenaille identitaire ne se referment-elles pas déjà ?

Le jour sans fin (Groundhog day)

Dans cette comédie romantique des années 1990, Bill Murray est enfermé dans une boucle temporelle : chaque matin, il se réveille le 2 février, ruinant tous ses efforts de la journée pour réaliser son vœu le plus ardent, séduire la belle Andie Mc Dowell. La vie politique française semble connaître une fatalité semblable, si l’on compare les seize premiers mois du quinquennat Macron avec ceux de ses deux derniers prédécesseurs. Elu dans un climat déliquescent, Emmanuel Macron a fait une belle promesse aux Français : rompre avec le passé, redonner du sens à la politique, redresser la tête. Chacun dans son style propre, Sarkozy et Hollande n’avaient pas agi autrement.

Chacun aura mené une campagne brillante, connaissant, après le triomphe, l’euphorie des éditoriaux élogieux, le baume des compliments intéressés et des visites de prestige à l’étranger. Et chacun n’aura pas tenu compte des signaux faibles qui annoncent que la lune de miel est sur le point de finir. Le bling-bling pour Sarkozy ; les soubresauts de la vie privée et un été débonnaire pour Hollande ; Benalla et Hulot pour Macron : tels sont les traits d’image et de personnalité que l’on a retenu, mais le principal n’est pas là car les Français, contrairement aux chroniqueurs, ne s’arrêtent pas à la surface des choses. Ce qui s’est joué, en profondeur, c’est le décalage entre une promesse, que Sarkozy a nommé « rupture », Hollande « changement » et Macron « transformation », et des réalisations bien timides et bien ternes, au regard des annonces de campagne.

Pour Emmanuel Macron, le problème est plus aigu que pour ses prédécesseurs : contrairement à eux, il n’a pas de socle politique « historique ». Ce qui a été sa grande force jusqu’à présent – sa singularité, son courage personnel et son absence de comptes à rendre à des aînés ou des alliés encombrants – devient une faiblesse, d’autant plus que l’adversité lui vient de deux côtés. Si Macron conserve l’ambition de changer la France, il n’a plus tellement le choix : il faut qu’il commence par changer lui-même, qu’il abandonne le jeu solitaire qui lui a permis de gagner mais qui le handicape aujourd’hui ; qu’il accepte la discussion avec les corps intermédiaires ; et qu’il envisage des alliances, tant avec des courants politiques qu’avec les forces de la société civile.

Cette mue ne serait pas une trahison : pour réformer, il faut accepter de se réformer, et revoir son schéma de jeu si les circonstances l’exigent. Mitterrand, De Gaulle, l’ont fait ; Macron peut sans doute le faire. Il lui reste encore un peu de temps pour cela.

121

Il y a cinquante-sept ans presque jour pour jour paraissait le Manifeste des 121. C’est l’un des tournants de cette guerre qu’on ne nommait pas encore, la guerre d’Algérie. La liste des signataires est vertigineuse : Sartre, Beauvoir, Boulez, Duras, des résistants comme Vercors, des déportés comme Antelme, Lanzmann, Henri Lefebvre, Théodore Monod, Revel, Sarraute, Signoret et Truffaut…C’est aussi l’une des références totémiques de la gauche intellectuelle, une mobilisation courageuse, fédératrice, et surtout, efficace, servant de modèle aux luttes futures. Quelle cause, de nos jours, susciterait une prise de position aussi nette, mêlant pour une rare fois la légitime indignation morale à la clairvoyance politique ?

Tournons la question autrement : qu’est-il arrivé à cette gauche d’intellectuels et d’artistes, différents et souvent opposés, qui pouvaient se réunir pour une même cause ? C’est la première question que soulève cet anniversaire, que personne ou presque, soulignons-le, ne songe à célébrer. La deuxième question porte sur les rapports entre le France et l’Algérie. « L’impensé algérien », ce « passé qui ne passe pas », est l’un des lieux communs dont les docteurs en lien social sont prodigues. Et comme tous les lieux communs, il comporte sa part de vérité. Le silence qui continue de peser sur quelques dates du calendrier en atteste : 17 octobre , 8 mai, 20-25 août…Autant d’épisodes sur lesquels la Nation ne s’attarde pas.

Cette gêne persistante est une aubaine pour les entrepreneurs identitaires d’aujourd’hui, tout comme l’inconfort à parler d’immigration, d’identité ou de sécurité laisse les coudées franches à l’extrême-droite. Le courage politique commande justement d’affronter les vents contraires. Le malaise identitaire des jeunes Français issus de l’immigration, l’insécurité culturelle de ce que l’INED appelle pudiquement « la population majoritaire » sont de ces questions explosives dont le traitement ne peut plus être différé. Le courage politique et moral des 121, s’il faisait irruption aujourd’hui, ne réglerait pas tout ; mais il ouvrirait la voie.

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