François CASASOPRANA - 4 Juin 2020

Institutions, ressources et territoires

Territoire vs. tribalisme : nationalistes corses, la fin de l’illusion

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François CASASOPRANA, attaché d'administration de l'Etat, est ancien conseiller départemental de Corse-du-Sud (PS). Il préside le parti ECO! ("optimistes :")

La sortie de crise - pour autant qu'on puisse considérer que les jours les plus sombres sont derrière nous - est propice aux débats, aux interrogations sur le modèle de société, aux remises en cause. Les questions politiques et spécifiquement les questions institutionnelles reprennent une certaine vigueur. Elles étaient, il y a quelques mois encore, si promptement résumées à des clivages forts commodes (progressistes versus populistes ; illibéralisme contre européisme...); elles ont longtemps été reléguées après les enjeux économiques sur lesquels se concentraient exagérément les agendas politiques. L'Etat se voit en même temps reprocher un excès de centralisme, et, paradoxalement, les limites de sa toute-puissance... Ainsi, retrouver le chemin des analyses, des idées et de la contradiction s'impose.



Et l'on sent monter une appétence de pouvoir local. Est-elle réellement partagée par une majorité de citoyens ? Est-elle plus simplement une traduction du besoin général de liberté ? Ou bien cet appel à la réduction de l'Etat n'est-il qu'un coup politique de baronnies locales cherchant à pousser un avantage supposé dans la gestion de crise?



Quand on évoque ces questions institutionnelles, la Corse a souvent été un élément déclencheur de débats, un aiguillon des réformes à venir. L'île, en effet, a si souvent représenté un laboratoire de la décentralisation. En réalité, elle est une caisse de résonance des faiblesses de l'Etat tant l'effet de loupe sur les débats et les revendications a joué au cours de ces dernières décennies. Ce qu'il s'y dit des responsabilités locales, ce qu'il s'y joue en termes d'alliances et de rapports de force, ce qu'on y tolère peut influencer le cours des institutions nationales. Bien sûr, beaucoup de cet intérêt national pour la Corse est surjoué. Comment expliquer autrement cet engouement de décideurs politiques pour la famille nationaliste et ses thèses ? Entendent-ils voler au secours d'une minorité et se dresser ainsi contre un néo-colonialisme qui serait consubstantiel à la République ? Ou bien plus simplement, sont-ils gagnés par la tentation de se déclarer fins connaisseurs de la Corse, auréolés de leurs séjours estivaux et de leurs relations nouées sur place ? Tant de hauts représentants et grands commis, au détour d'une partie de pétanque, s’y sont prononcés favorablement pour des revendications qu'ils condamnaient pourtant depuis Paris... Force est de constater que leur définition très large et très approximative du progressisme doit désormais être revue. Puissent-ils trouver dans l'actualité les clés de lecture dont ils manquent pour mieux appréhender l'espace public insulaire.

Que dit la crise sanitaire de la Corse?

Il ne s'agit pas de tenter de déceler, dans une énième tribune, tel trait particulier de l'identité corse, telle spécificité ou revendication s'y rapportant. Le propos vise à tirer quelques enseignements politiques de la vie et des débats qui ont marqué la Corse en ce temps bien particulier.

Si l'analyse se concentre principalement sur l'activité de la Collectivité de Corse, c'est parce que celle-ci a toujours été un enjeu de revendications (d'un premier statut particulier fondé sur une assemblée délibérante jusqu'à une collectivité unique et plus récemment encore une inscription dans la Constitution) et la matrice des changements opérés en Corse. Ces changements, depuis 40 ans, ont été avant tout institutionnels ; ils ont également été politiques, marquant par les retournements d'alliances ou les vifs débats locaux, des évolutions jusque dans la vie partisane nationale. Mais la Collectivité de Corse est également le lieu où s'observent, à défaut bien souvent de se construire ou de se régler par voie délibérative, les évolutions de la société corse : consumérisme, violence, précarité, conflits d'intérêts d'une part, renouveau culturel et linguistique, renouvellement politique, d'autre part; voici quelques uns des traits contemporains. C'est donc trop souvent au regard des seules questions institutionnelles que la "question corse" est posée aux pouvoirs publics. Elle pourrait révéler, si l'on prend la peine d'analyser et de s'y intéresser, l'état de la société insulaire ; elle devrait révéler les urgences et les projets de société, c'est trop peu souvent le cas.

Au regard du jeu des acteurs institutionnels, de leurs stratégies ou de leurs carences mais aussi de l'évolution des opinions et des représentations que leur a imposé une situation inédite et grosse d'angoisses, une question se pose : si l'épidémie COVID 19 a imposé comme règle une prudence physique de chaque instant, comment ne pas redouter que la distanciation sociale n'ait continué de s'installer peu à peu entre la République et la Corse ?

L'Histoire et la géographie peuvent expliquer que les Corses aient toujours été exigeants à l'égard de la République à laquelle ils ont aussi beaucoup donné. Mais aujourd'hui, desserrer les liens relève d'une véritable entreprise politique de la part de la majorité territoriale et de ses ayants droit.

De nationaliste...

La rhétorique est ancienne. Elle a pris une dimension supplémentaire avec cette crise, à l'heure des réseaux sociaux, de l'information en continu, sortes de fast-food de l'information. Elle est désormais érigée en tactique politique : comparer, se comparer, pour imprégner le débat public de cette idée qu'un traitement de défaveur serait réservé à la Corse, pour ramener à ce qui est présenté comme une évidence : la Corse n'est pas à sa place dans cet ensemble français et son corset de règles vieillottes. Cette fausse mise en perspective sert également à faire infuser une rancoeur et des préjugés, pour démontrer, à moindre frais et sans aborder le fond que le pré français ne serait plus si nourricier pour la Corse... La cible : ce centralisme qui détruit tout. Bien sûr, les comparaisons sont essentiellement formelles, peu détaillées et peu mises en perspective. Hier, on louait les autonomies espagnoles, le régionalisme italien, la dévolution du Royaume-Uni. En cette période de crise, on a vite oublié ces exemples et la comparaison avec ces territoires qui ont payé un lourd tribut à l'épidémie. C'est aujourd'hui l'exemple sud-coréen ou allemand qui alimente les discours pour démontrer l'incurie des autorités françaises... les similitudes géographiques, économiques, culturelles sont pourtant peu flagrantes. Qu'importe, Le nationalisme doit exalter les différences.

En Corse, le nationalisme a engrangé les succès électoraux et gagné du terrain politiquement ; il est pourtant pluriel. Là où les indépendantistes et leur leader Jean-Guy TALAMONI qui préside l'Assemblée de Corse s'affirment frontalement indépendantistes, fondant cette prétention à l'indépendance sur l'idée d'une Nation qui entend recouvrer ses droits, un néo-nationalisme fonde, lui, son discours sur une succession de mises en scène, de punch-line et une présence médiatique de tous les instants. Ce nationalisme qui se présente volontiers progressiste et modéré serait davantage représenté par le parti majoritaire de la coalition à la tête de la Collectivité de Corse dont est issu Gilles SIMEONI, le président du conseil exécutif.

La visée des indépendantistes, plus radicale, permet le débat sur le terrain des idées, de la philosophie (voire de la sociologie); elle peut être contestée sur le plan de la raison. La ligne politique du parti "Femu a Corsica" semble plus "attrape-tout", moins idéologique. Il faut séduire large et d'aucuns espéraient un nationalisme résistant à l'épreuve du réel et s'affirmant gestionnaire.

Las ! La présentation est certes soignée et la parole moins "cash", elles n'en sont pas moins fondées sur la différenciation et la revendication. Pour la Corse, le risque sanitaire serait lié au "brassage de populations non régulé" déclare ainsi, lors d'une session de l'Assemblée de Corse, le président de l'exécutif à l'appui de son plan pour le déconfinement !

Cette dualité apparaît désormais clairement ; à l'épreuve de la crise, des lignes de fracture se sont révélées entre les deux têtes de la Collectivité de Corse. Une sorte de "course à l'armement" s'est même déclenchée : à chaque initiative du président de l'assemblée, le président de l'exécutif surenchérit dans la défiance et la revendication ; et vice-versa...

Le neuf mars, trente-huit personnes sont contaminées ; Ajaccio est particulièrement touchée. Le préfet vient de décider la fermeture des établissements scolaires de la Ville et l'interdiction des rassemblements de plus de cinquante personnes. Le président du Conseil exécutif juge immédiatement ces mesures insuffisantes au motif "qu'elles ne prennent pas en compte la situation particulière de la Corse". Il présente un plan d'action fondé sur dix mesures. La première de ces mesures insiste sur la "prise en compte au niveau gouvernemental de la spécificité de la Corse" puis ce plan entend calquer la pratique des tests sur l'exemple taïwanais, limiter les embarquements et débarquements dans les ports et aéroports...

Le 19 mars, la Corse compte huit décès et la région d'Ajaccio a été désignée "cluster". Le président de l'Assemblée de Corse écrit au directeur général de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS)! En des termes clairs, il met en cause l'Etat et théorise la nécessité d'une rupture dans l'intérêt des Corses: L’insularité aurait dû être une première barrière, or il nous a fallu attendre le 17 mars 2020 pour que l’Etat français (sic!) autorise la restriction des flux de passagers depuis la France et l’Italie aux seuls flux médicaux d’urgence, alors même que tous les Etats avaient déjà fermé leur frontière avec l’Italie. Touchée de façon plus précoce et de façon plus virulente par la crise, la Corse s’est vue appliquer par la France les mêmes mesures que sur l’ensemble de son territoire, au risque de mettre en danger la vie des Corses".

Le ton est ainsi donné dès le début de la crise. Et l'on peut aisément constater, outre le bicéphalisme avéré de la coalition nationaliste, que l'objectif n'est pas la mise en place d'actions concrètes, de choix de gestion propres aux compétences dévolues par la Loi à la Collectivité de Corse. Il s'agit de critiquer l'action de l'Etat et de jeter le discrédit sur ses décisions. Elles seraient inadaptées par principe et n'étant pas fondées sur une reconnaissance préalable de la spécificité de la Corse - peu importe qu'il s'agisse d'une crise planétaire - seraient dangereuses.

Le nationalisme corse escompte ainsi deux résultats : Le premier est de répéter à l'envi que la France ne sait pas rendre la Corse heureuse ; elle l'expose au péril. Le second est d'affirmer, peu à peu, l'administration territoriale comme rivale de l'Etat. En définitive, le programme "autonomiste" aujourd'hui n'est plus l'autodétermination ; ce serait plutôt l'exemple : "un pays, deux systèmes", ou comment substituer une légitimité à une autre.

... à Souverainiste

Toute entente est donc proscrite. "Corsi, piu che mai tocc'a noi!". Corses, c'est plus que jamais à nous de faire ! C'est ainsi que le président du conseil exécutif a justifié sa volonté de doter la Corse de son propre plan de déconfinement. Alors que l'environnement de crise est marqué par la montée en puissance du couple "maire-préfet" représentant l'assise d'un Etat libéral et agissant et que la complémentarité pouvoir local/pouvoir d'Etat s'est imposée, pour la Corse, la coopération semble impossible à en croire la doxa nationaliste. Cette inéluctable opposition mise sur le compte de représentants de l'Etat intraitables et de leur dureté dans l'action a longtemps pu servir une posture victimaire. Ainsi, la majorité territoriale entendait-elle masquer son échec sur de nombreux dossiers : crise des déchets sans fin, persistance de la précarité, incapacité à faire reculer les phénomènes spéculatifs... En définitive, les mauvais résultats seraient la résultante d'un Etat refusant de s'adapter à la réalité politique locale et de prendre en compte le choix démocratique exprimé par les Corses. Ce discours maintes fois entendu rappelle les mises en cause permanentes de la techno-structure bruxelloise...Ou comment tenter d'échapper à ses propres responsabilités !

Mais le prétendu "déni de démocratie" ne résiste pas à l'analyse. En choisissant, en 2015 puis 2017, de confier les destinées de la Collectivité de Corse à une majorité nationaliste, les Corses ont voulu changer d'équipe ; ils ne se sont pas positionnés pour une rupture institutionnelle.

Et si le changement n'est pas perceptible dans leur quotidien, ils décèlent désormais les phénomènes de cour. Ils connaissent bien cette "élite" autoproclamée issue de passe-droits dans les recrutements, ce clientélisme autrefois honni et dénoncé au sein des ex-conseils généraux qui survit dans les promotions les plus surprenantes, ces proches qui court-circuitent l'administration... le nouveau monde ressemble tant à l'ancien, pourrait-on oser. Il est vrai que les alliances nouées pour les municipales illustrent la Realpolitik pratiquée par la majorité nationaliste qui est parvenue à faire cohabiter les représentants syndicaux du patronat, l'investiture de Generation-s, des marcheurs issus des structures du parti, d'anciens membres des majorités départementales passés...

Ce mode de fonctionnement prévaut désormais. Et charger l'Etat - et sa bureaucratie dépassée - des maux de la Corse, pourrait ne plus suffire à masquer les propres turpitudes de la majorité nationaliste. Car l'actualité printanière en a révélé quelques-unes. La réserve naturelle de Scandola avait obtenu en 1985 le diplôme européen des espaces protégés. Un groupe d’experts agissant pour le Conseil de l’Europe en vue du renouvellement de ce diplôme a dès 2018 adressé plusieurs avertissements en vue de l’édiction de mesures permettant de gérer le flux de visiteurs. Faute de réponse apportée par les élus de la Collectivité de Corse et du Parc naturel régional de Corse, le Conseil de l’Europe a décidé du retrait de ce diplôme. L'absence de travail avec les services de l'Etat durant le confinement a rendu impossible la construction d'une réponse coordonnée pour la prise en charge des publics fragiles et donc les plus exposés. Quel comble, pour les promoteurs d'un projet autonomiste, de refuser de bâtir des solutions au plus près des territoires et de mobiliser tous les partenaires en présence !

De nouvelles postures, de nouvelles alliances

Bien sûr cette administration à laquelle on refuse de répondre, c'est une techno-structure froide, lointaine et centralisée (Ah ce satané jacobinisme !) ; forcément, elle est incompétente, puisque le discours ambiant est à la défiance (Ah, les bienfaits électoraux du populisme !). L'illusion nationaliste, dans sa composante "autonomiste" ne tient désormais que par la critique du système, la défiance à l'égard du pouvoir savamment entretenue, les angoisses attisées. Et l'exécutif régional s'est lancé dans une véritable "course à l'échalote". Dès le début de la crise sanitaire, la collectivité de Corse a souhaité faire de l'Île un "territoire chloroquine". Il ne s'agissait pas de rejoindre un essai clinique - ce qui a été admis- mais bien d'autoriser des règles de prescription spécifiques. Cette demande était formulée sur fond de mise en cause permanente des autorités sanitaires.

Puis, à quelques jours du déconfinement, le conseil exécutif, sans consultation, a souhaité soumettre l'accès au territoire insulaire à un "passeport sanitaire" délivré par les autorités locales selon leurs propres règles. Enfin, la majorité territoriale a décidé, hors tout dialogue ou co-construction avec le rectorat de Corse et les chefs d’établissement, la non réouverture des établissements du secondaire.

La Collectivité de Corse n'est plus vue comme une administration devant piloter et mettre en oeuvre des politiques publiques au sujet desquelles elle pourrait très bien demander davantage de pouvoirs, de compétences ou pour lesquelles il lui semblerait fondé de solliciter davantage d'autonomie. Non, la Collectivité de Corse serait gardienne "des intérêts moraux et matériels" du peuple corse selon la formule désormais consacrée. Mais bien entendu, pour ne pas risquer que l'on s'attarde sur l'absence de résultats, c'est davantage sur le plan moral que l'on veut se situer. Répété à l'envi, ce slogan est porteur, en lui-même, de défiance. Il sert la logique de la mise en cause perpétuelle. Car si les Corses ont besoin d'un gardien de leurs intérêts fondamentaux, c'est bien que l'Etat ne les prend qu'insuffisamment en compte. Et, en même temps, cette antienne renvoie à une autre logique plus dogmatique encore: les seuls intérêts matériels ne suffisent pas, il y a un aspect moral, transcendant .... De fait, ce simple glissement sémantique permet de faire l'économie du débat sur la solidarité nationale.

La dimension politique et différenciée de la Collectivité de Corse est un acquis ; François Mitterrand faisait de la première assemblée de Corse, la représentation de ce qu'il nommait la "petite patrie". Mais à l'aune de la crise, le nationalisme corse a pris un virage obsidional. Le syndrome de l'assiégé a gelé toute avancée responsable, toute tentative de dégager un projet politique rassembleur. Singer la Catalogne ne suffit pas à dessiner un avenir, notamment lorsque le déterminant catalan est, pour une bonne part, économique et fiscal. De même, le moteur nationaliste n'est plus "le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes". La majorité nationaliste présente la particularité d'être à la fois celle qui a le plus revendiqué et celle qui a le plus abdiqué, particulièrement dans le domaine de la correction des inégalités dont elle avait pourtant fait l’un de ses chevaux de bataille.

Le regroupement des trusts économiques et leur emprise sur les secteurs clés de l'économie insulaire ont prospéré comme jamais. Alors que la collectivité de Corse a intégré la compétence sociale des deux conseils départementaux, elle n'a pas su imposer un rapport de forces en faveur des autorités publiques ; pour obtenir des mesures en faveur du pouvoir d'achat, elle a été contrainte de faire la part belle à la grande distribution et de lui laisser l'initiative. Sur le plan de la santé, le conseil exécutif qui s'est doté, à son tour, d'un conseil scientifique a choisi : ceux qui ne conçoivent l'hôpital public qu'avec le secteur privé en son centre sont les bienvenus ; ils sont les nouveaux alliés. A l'inverse, la feuille de route des deux laboratoires départementaux (sous l'égide de la collectivité de Corse) n'est toujours pas rendue publique. Enfin, un rapprochement avec les équipes élyséennes pourrait se dessiner. Lorsqu'un bâtiment militaire a été mobilisé pour un transfert sanitaire de patients depuis l'hôpital d'Ajaccio vers le continent, l'exécutif de la Corse n'a jamais souligné la manifestation de la solidarité nationale. C'est la décision personnelle du chef de l'Etat qui a été saluée.

En Corse, les modérés, souvent à la tête de mouvements politiques locaux (appelés « corsistes »), ont accompagné les avancées institutionnelles et les actions de réconciliation. C'est sur leurs renoncements, leurs hésitations à prendre le pouvoir, leurs alliances peu regardantes que les nationalistes ont prospéré. Mais leur programme, leurs idées et leur ligne de conduite n'ont pas été repris. On croyait le clan vaincu : les anciennes majorités départementales qu’on croyait inamovibles avaient vacillé ; les élus dominateurs faisaient l’objet de condamnations pénales ; les combinaisons électorales et les arrangements bricolés dans la plus grande opacité semblaient ne plus faire recette ; les partis de cadres et d’élus locaux cédaient enfin du terrain. En fait, cet "ennemi historique " si souvent accusé de substituer la vassalité à l'état de droit et d’encourager la prévarication se porte bien. Ces solidarités particulières, en dehors de la chose publique, ont acquis une légitimité nouvelle par le ralliement de leurs promoteurs au parti majoritaire en Corse. Ainsi, les défaiseurs de la chose publique et de l'unité s'assemblent. Dans un populisme ambiant, sur fond d'alliances inédites, la majorité territoriale dessine un vrai tribalisme. Et l'idée d'un rempart "autonomiste " contre l'idée séparatiste perd en vigueur.

Quelles clés pour le futur ?

La république n'est plus très populaire en Corse. L'est-elle encore en France ? Ce n'est pas tant la règle du jeu ou le caractère "libéral" de nos institutions qui sont discutés, même si les remises en cause et les contestations alimentent une radicalité grandissante et protéiforme. On préfère d'autres solidarités, d'autres proximités. Et finalement, c'est le destin commun qui n'apparaît plus. On pourrait penser qu'en Corse, c'est le sentiment français qui recule. A l'évidence, plusieurs éléments et comportements donnent à le penser. Mais plus globalement, c'est l'idée même qu'un intérêt collectif existe qui a régressé. Il y a de ça aussi dans les succès nationalistes. Combien de primo-arrivants, ceux qu'autrefois on appelait les allogènes et qui n'étaient pas les bienvenus ont voté en faveur du nationalisme contestataire ?

Un discours dénué de toute ambiguïté donnerait un contenu nouveau à l'action de l'Etat en Corse et une nouvelle crédibilité à la représentation politique. Lutter efficacement contre les conflits d'intérêts, ne rien céder sur la transparence, territorialiser les politiques publiques (et pas forcément tout régionaliser), reconstruire un discours républicain, défendre le service public (par exemple, la distribution de carburant ou le pilotage de la requalification d'emprises militaires), ou encore faire de l'égalité un combat de chaque instant sans retenue, cesser de privilégier systématiquement les relations individuelles, écouter les forces vives du territoire (maires et syndicats par exemple) permettrait assurément de recoudre la société insulaire. Au cours des quarante dernières années, le monde qui a libéralisé et déconstruit, c'est celui des renonciations. En Corse, l'idée du consensus (qui a permis aux nationalistes d’affirmer qu'ils avaient gagné la bataille des idées) a épousé cette époque. Affirmer des idées, des principes, une vision globale de la société c'est oser la contradiction. C'est revivifier le débat démocratique. C'est la mission des progressistes.

A eux d'explorer des pistes crédibles pour accroître la décentralisation, mieux prendre en compte les contraintes locales et laisser s'exprimer les potentialités de territoires spécifiques, recevoir les doléances légitimes et comprendre les frustrations qui s'expriment en Corse. Alors, il sera possible de rebâtir une autorité de l'Etat non plus fondée sur un perpétuel rappel à la Loi - qui renvoie, au regard des errances de l'Etat lui-même, à une culpabilisation et une mise à l'index - mais sur une action concrète, proche, généraliste. On présente souvent la subsidiarité comme le facteur de délitement de l'Etat, réduit à un simple filet de sécurité qui viendrait adoucir, pas plus que de besoin, la contrainte pesant sur tous les acteurs de la vie en société et sur la dure loi du marché. La Corse peut être une vraie terre de subsidiarité. Les pouvoirs locaux y ont développé des missions particulières, des attitudes et des habitudes qui garantissent a une forme de cohésion, même si elles peuvent, à l’inverse, être également porteuses de dérives. Mais justement, la subsidiarité pensée au nom de l'intérêt général pourrait y prospérer, trouver des soutiens, libérer de beaux projets. Telle compétence, exercée par le niveau le plus à même d'y répondre et le plus à même de déployer son autorité sans générer défiance ou suspicion, produira des effets bénéfiques, reconnus.

C’est au nom de la subsidiarité que des élus corses ont bâti un progressisme du concret. Dans le Cap Corse, dès le début des années 90, au temps des revendications nationalistes les plus dures, une communauté de communes a vu le jour et illustré que la coopération et l’intérêt partagé pouvaient porter remède aux difficultés du monde rural, permettre le maintien de services publics, organiser et encourager le développement économique, incarner la modernité politique. Dans le pays Ajaccien aussi, là où rassembler les énergies et faire tomber les citadelles politiques semblait plus difficile qu’ailleurs, des politiques « vertes » ont été imaginées pour reconquérir la qualité des eaux de baignade et renforcer, contre les « majors » de l’eau les services publics de l’environnement ; des actions y ont été décidées pour entreprendre un marketing territorial, pour construire une destination touristique à l’année, pour engager la rénovation du tissu urbain. Groupes scolaires, épiceries solidaires ou environnements numériques de travail peuvent également témoigner, au cœur de l’île montagne et sans verbiage, de la vitalité des territoires et des projets de développement pensés localement… à la manière du socialisme municipal de la fin du 19ème siècle, représentatif d’une « subsidiarité heureuse ».

Malgré les caricatures et les postures, la Corse est profondément, viscéralement républicaine. Mais en Corse, on est plus exigeant à l'égard de la République. Pas par comportement frondeur mais parce que la République a, sur cette terre, un legs singulier. L'Histoire a mêlé Corse et République : la Convention a accueilli triomphalement Pascal Paoli, Napoléon a fixé la Révolution dans ses principes et bâti l'armature d'un Etat moderne, tant de Corses se sont mis eu service de l'intérêt général, tant de patriotes ont en 1943 libéré leur terre et choisi la République...

Le défi lancé à l'Etat et aux vrais progressistes est de taille. La cause républicaine est délaissée et dévaluée par rapport aux solidarités communautaristes, la solidarité nationale est ainsi peu mise en valeur et les appareils politiques nouent des alliances hasardeuses, l'Europe n'est pas au rendez-vous des pays et des régions du Sud, l'interdépendance au sein de la Méditerranée - vieille de plusieurs siècles - est laissée aux interprétations hasardeuses des nationalismes... L'Etat et le système politique national doivent se ressaisir ; bientôt, il ne restera plus d'idées et de principes aux démocrates pour construire et pour inventer... le monde d'après.