Karan MERSCH, professeur de philosophie - 5 Sep 2019

Identités et systèmes de valeurs

Les habits neufs de l’anti-universalisme

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    Chez mes élèves les plus sensibles au féminisme ou à l'antiracisme, j'ai été surpris de constater que nombre d'entre eux étaient acquis à tout un champ conceptuel opposé à celui de l'universalisme, souvent même sans qu'ils ne s'en soient vraiment rendus compte. Ce cadre dans lequel ils sont plongés vise à étancher leur soif d'égalité ou de fraternité à travers trois grands assemblages conceptuels particulièrement cohérents les uns avec les autres.  Il s'agit de la distinction alliés/concernés ; de l'intersectionnalité des luttes ; et de la conception mono-systémique de l'antiracisme.

I/ L'universalisme, la synergie des luttes et l'attention aux discriminations de fait

L'universalisme  est une idée qui considère l’humanité dans sa totalité, sans exception. Il repose sur le constat que les humains partagent tous certaines propriétés qui les rendent également respectables, indépendamment de leur sexe, de leur culture, ou de leur niveau social. Il ne s’agit donc pas de nier ces différences, mais d’affirmer que tout n'y est pas relatif, et que la valeur d'un être humain ne saurait leur être indexée. Affirmer que les individus devraient voir leur humanité également respectée, ce n'est pas dire qu'elle l'est. Il n'y a donc aucune difficulté dans cette optique à concevoir que dans une société, les personnes ne sont pas égales face aux discriminations ; ni que les formes discriminatoires soient identiques d'une société à une autre.  L'importance de la culture n'est pas ignorée, il s'agit juste de ne pas lui attribuer un caractère absolu. Les individus ne sont pas totalement assujettis à celle qui leur est propre. Ils peuvent s'en émanciper, c'est-à-dire développer un regard critique qui leur permettra éventuellement de s'opposer à certains de ses principes ou de ses pratiques, et de les faire évoluer. Il s’agit donc ici d’affirmer qu’un être humain ne doit pas être réduit à certaines de ses caractéristiques, comme sa biologie (sexe, taux de mélanine, etc…) ou sa culture. Ce qui dit le plus sur lui, ce sont les principes auxquels il adhère et les engagements qu'il prend. L'universalisme est une alternative à l'essentialisme.

L’universalisme est une idée qui pousse à l’action. En tant qu’idée, elle est par nature dans le domaine théorique, mais elle est appelée à ne pas y rester et à avoir une traduction pratique. Une approche  politique qui affirmerait viser l'universalisme, mais qui se limiterait à un ensemble de discours abstraits, et qui se satisferait en parallèle de son inaction, ne pourrait être pleinement ce qu'elle prétend être. Une démarche cohérente avec l'universalisme implique une volonté de se donner des moyens de mettre à jour les inégalités et les discriminations et de lutter contre elles. L’abstraction ne s’oppose pas ici à la pratique, elle y conduit. Par exemple, c'est en s’appuyant sur cette idée d'égale dignité humaine, que l’on peut affirmer que rien ne peut légitimer l’esclavage. Le constat que des pratiques comme celle-là heurtent la raison, ne peut en rester là.  Il s’en suit nécessairement un appel à agir contre ces injustices. Cette action passe tout d’abord par la loi en défendant, entre autre, une égalité de droit. Mais il est alors reproché à l’universalisme de se limiter au droit et d'être aveugle aux discriminations de fait. Notre Constitution et nos lois suivent une véritable exigence universaliste. Faut-il leur faire porter la responsabilité des nombreuses discriminations qui subsistent ? Cela serait erroné, pour deux raisons : l'universalisme n'a pas à restreindre son expression au droit ; et dans notre société s'expriment des forces qui lui sont opposées. Etre attaché à l'égalité devant la loi n’implique en rien de s’y limiter et d’être aveugle aux discriminations qu’il y a dans les faits, au contraire... la loi ne suffit pas à ce que les principes qu’elle suit irriguent complètement la sphère sociale. Le droit n’est qu’un des domaines où une visée universaliste a à s’exprimer. Le débat d’idées et l’enseignement, entre autre, sont aussi essentiels. En quelque sorte, nous pouvons dire en plagiant Sade : Français, encore un effort pour être universalistes !

Derrière les différentes formes dans lesquelles les discriminations s'incarnent, se trouve un penchant humain : le refus de l'altérité. Il est la matrice commune d'où viennent les divers modes de discrimination (phénomène du bouc-émissaire, sexisme, racisme,…). Cette origine partagée permet de penser qu’il serait incohérent d’être choqué par une discrimination et non par une autre. Le mouvement philosophique des Lumières, qui s'appuie sur l'universalité de la raison, a tout naturellement conduit à l'idée d'un nécessaire examen critique des traditions pour combattre celles qui s'y opposent (sans avoir besoin de toucher aux autres). Olympe De Gouges, suivant cette logique, s'est opposée à l'interprétation de la déclaration des Droits de l'Homme qui les restreignait à la partie masculine de l'humanité. Suivant la même logique, son théâtre a également dénoncé l'esclavage. Sans avoir besoin de les confondre, l'universalisme permet de penser la nécessité d’une égale sensibilité aux luttes contre les discriminations.

Par rapport à l'essentialisme, l'universalisme revendiqué par les Lumières a été une véritable révolution répondant aux aspirations d'individus du monde entier. Sa portée ne se limite pas à une origine particulière, car elle est fondée en raison et peut s’adresser à tous. D’ailleurs, en  1948, une écrasante majorité  des 58 pays participants, ont voté pour la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (50 pour, aucun contre). Face au conservatisme l’universalisme propose le progressisme ; face au patriarcat il propose l'égalité du féminisme ; face à la racialisation et au communautarisme il propose l'antiracisme ; face à la théocratie ou au multiculturalisme (vision politique qui est à distinguer de la multiculturalité) il propose la laïcité et l'égalité devant la loi.  L'universalisme inspire des modèles politiques autrement plus attractifs que ceux qui reposent sur une vision essentialiste.

Cependant, on peut constater avec surprise que la dynamique semble s'être aujourd'hui en partie inversée. Des personnes sensibles aux combats sociaux s'en détournent et rejoignent le combat anti-universaliste. Cela s'explique par trois facteurs : en premier viennent des critiques caricaturales adressées à l'universalisme. En second, il y a le fait que des politiques publiques ont été présentées comme universalistes alors qu'elles suivaient une démarche radicalement opposée. Ainsi, le colonialisme, a prétendu trouver dans l’universalisme une forme de justification morale et politique. C'est pourtant tout le contraire qui était en œuvre, car  loin de proposer la critique de ses traditions, il les a imposées à d'autres cultures. Le particulier a été érigé comme universel ce qui est totalement contradictoire, et revient en fait à une approche ethnocentrique. On ne saurait faire reposer sur une idée comme l'universalisme la responsabilité des conséquences issues de principes qui lui sont contraires. Enfin, toutes ces attaques auraient bien moins de force, si un modèle concurrent et très séduisant n'était pas  proposé. C'est l'analyse de ce point qui va nous intéresser par la suite.



  II / La distinction alliés/concernés

  La distinction alliés/concernés est une grille idéologique qui complexifie l'approche communautariste. Elle en reprend l'armature, et y rajoute une catégorie : les alliés. Le communautarisme fragmente la communauté nationale en s’efforçant de rendre des groupes propriétaires exclusifs de certaines problématiques qui les concernent. Le communautarisme contenait déjà la dimension des concernés (sont considérés comme concernées, dans cette approche, toutes les personnes potentiellement victimes de la discrimination en question). Ici est rajoutée celle des alliés. Il s'agit de ne pas demander aux seuls concernés de se mobiliser pour la cause communautariste, mais d'attendre le soutien de ceux qui ne le sont pas. Ce soutien ne peut aller qu'à un discours pensé par les concernés.

« En ce qui concerne les violences de classe, faudrait-il ne plus lire Marx, au prétexte qu'étant issu d'un milieu bourgeois, sa parole couvre celle des concernés ?»

Dans le cadre du féminisme, cette conception s’illustre par le fait que le sexe est le premier critère qui détermine le droit à la parole. La question de savoir d'où parle la personne prime sur le contenu de ses propos. Cette conception fonctionne en étant le symétrique des modèles de domination auxquels elle s'oppose. Si les femmes, les personnes de couleur, ou celles qui sont socialement défavorisées, ont été privées de la parole, en retour, elles seules sont légitimes à s'exprimer sur les sujets qui les touchent. Plusieurs problèmes peuvent se poser alors. Parmi les personnes considérées ici comme "concernées", certaines peuvent chercher à nuire à l'intérêt du groupe discriminé. Dans le cas du sexisme, le terme "concernés" fait référence à l'ensemble des femmes. Ainsi pendant la dernière campagne présidentielle américaine, Cheril Rioss , une cheffe d'entreprise texane, a soutenu avec ferveur la candidature de Trump. Elle a déclaré en parlant d’Hillary Clinton : « Une femme ne devrait pas devenir présidente. (…) Avec les hormones qui sont les nôtres, on ne devrait pas pouvoir être en capacité de commencer une guerre». Etre une femme ne suffit pas pour que ce qu'on revendique aille dans le sens de l’égalité femmes/hommes … Condorcet lui apportait plus de deux siècles auparavant une imparable réponse : «Il serait difficile de prouver que les femmes sont incapables d’exercer les droits de cité. Pourquoi des êtres exposés à des grossesses et à des indispositions passagères ne pourraient-ils exercer des droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers et qui s’enrhument aisément ?» Condorcet, Essai sur l'admission des femmes aux droits de cité, 1790. En s'exprimant ainsi, il assume une parole propre, contrairement au rôle auquel il s'agit de cantonner "les alliés", et c'est tant mieux !  En ce qui concerne les violences de classe, faudrait-il ne plus lire Marx, au prétexte qu'étant issu d'un milieu bourgeois, sa parole couvre celle des concernés ? L'appellation "concernées" repose sur une légitimité accordée aux victimes, et qui est reportée sur un ensemble plus grand : les victimes potentielles.  Or, les victimes ont bien une expérience particulière du phénomène à combattre, mais est-ce pour autant qu'elles proposent systématiquement les meilleures solutions ?  En Centrafrique en 2013, les victimes de milices musulmanes ont rejoint les milices anti-Balaka, et leurs représailles aveugles sur les populations musulmanes ont été terriblement meurtrières. Les victimes ne sont pas toujours les meilleures juges. La médiation que représente la justice s'est construite sur ce constat. Le théâtre d'Eschyle illustre cela (Agamemnon, les Choéphores, les Euménides-). Dans Agamemnon, le Chœur répond : «A un reproche répond un autre reproche, question difficile à trancher. Qui prend est pris et qui tue paye sa dette». La victime se venge et devra être à son tour être l'objet de vengeance. Dans ce cercle sans fin, l'humanité «est vouée au malheur». Eschyle plaide en faveur d'un droit nouveau plus humain qu'incarnait pour lui le tribunal de l'Aréopage. Remarquons au passage d'une courte parenthèse, que l'opposition à la représentation des Suppliantes à la Sorbonne le 25 mars dernier, par des militants et des étudiants dont des membres de l’Unef (Union nationale des étudiants de France), du fait d'un prétendu "blackface" totalement anachronique, n'est pas si fortuit : il y a dans ce théâtre grec bien des matériaux qui gênent leur système de pensée…   Afin d'éviter le cercle vicieux de la vengeance, la justice n'est pas laissée aux mains des victimes. Les fortes passions qu'elles sont en droit de ressentir peuvent, si elles ne les dominent pas, les aveugler et compromettre ainsi l'objectivité du jugement. Ainsi il n'est pas rare que la vengeance se laisse entrainer dans une généralisation abusive. Elle peut viser des proches, ou tout un groupe assimilé à tort aux coupables. Accorder aux victimes le monopole de la parole, c'est leur assurer celui de la représentation du phénomène et celui de la sélection des solutions qui seront mises en œuvre. Certes, il y a des personnes, qui, malgré ce qu'elles ont enduré, ne tombent pas dans le piège d'un ressentiment trop large en retour. C'est ce qui fait la grandeur d'âme de Nelson Mandela ou de Martin Luther King. Cependant, tous ne seront pas inspirés par les mêmes intentions. Faire reposer la légitimité du discours à propos d’une discrimination sur le fait d'en avoir été victime pose de sérieux problèmes.

L'approche universaliste procède de façon radicalement différente. Elle distingue fermement deux dimensions qui sont mêlées dans la précédente : le témoignage et la réflexion. En ce qui concerne le témoignage, les victimes ont une expérience que n'ont pas les autres, et elle doit être entendue. Il serait ridicule de demander qu'au nom d'une égalité entre les êtres, les hommes viennent témoigner à parts égales avec les femmes des discriminations que vivent ces dernières. L'égalité de droit n'est en rien l'affirmation qu'il y aurait une égalité de fait. Cependant en ce qui concerne la réflexion, tous devraient se sentir concernés et doivent chercher les meilleures solutions possibles. Ce qui est dit prime sur la question de savoir d'où parle la personne. Les victimes ont leur place dans la production de la réflexion. Celle-ci dépendra comme pour tous les autres de la pertinence de leurs engagements. On peut d'ailleurs s'attendre à ce qu'elles soient assez présentes sur les sujets envers lesquels elles peuvent avoir en parallèle un témoignage précieux. Cependant, l'universalisme permet de constater, par exemple, que les femmes ont trop souvent été écartées de l'activité politique ou philosophique. Il s'agit de lutter au nom de l'universalisme pour qu'elles y trouvent toute leur place. Et ce, pas seulement sur les sujets qui les concernent directement, mais sur tous les sujets. Ainsi, loin de se battre en miroir de la distinction alliés/concernés, pour le droit à la parole des hommes, l'universalisme permet d'œuvrer pour le droit à la parole de tous et donc prioritairement des femmes qui en sont injustement écartées. En ce qui concerne la réflexion, leur statut de victimes ne leur donne pas une autorité supérieure, il s'agit juste de développer une attention particulière à ce que des propos de qualité ne soient pas injustement écartés de la parole. Il en va de même pour les autres discriminations.

La distinction alliés/concernés ne vise pas à redonner la parole aux concernés, mais à en priver les autres, ce qui n'est pas pareil (les alliés avec leur consentement, et ceux qui refusent ce statut, sans le leur). Il s'agit d'une entreprise de monopolisation de la légitimité du discours. Ce n'est là qu'un premier volet d'un ensemble plus vaste qui concourt à ce but d'une manière de plus en plus sélective....



  III La convergence intersectionnelle des luttes

La convergence intersectionnelle des luttes est une seconde étape dans la construction d'un système anti-universaliste. L'intersectionnalité est un concept inventé par une universitaire américaine : Kimberlé Crenshaw. Il part d'un domaine d'étude respectable et pertinent. Une personne au centre de plusieurs discriminations ne sera pas toujours en mesure d'identifier quelle est la discrimination précise qui la frappe. Ainsi une femme de couleur au volant d'un vieux véhicule, qui se ferait klaxonner injustement, ne saura pas précisément ce qui lui vaut ce traitement. De plus, comme dans tout phénomène social, le tout est souvent plus que la somme des parties. Ainsi, la violence portée sur la personne par l'entrecroisement de discriminations est un phénomène particulier qui est à considérer et à étudier.

Remarquons maintenant qu'il ne s'agit pas là de la seule intersection. Il y en a trois : il y a celle des discriminations, qui constitue la part où elles s'entrecroisent ; celle des personnes, il s'agit de la partie de la population qui peut potentiellement être victime de cet entrecroisement de discriminations ; et enfin celle des luttes, qui sélectionne les parties communes des combats contre ces discriminations. Le passage de la première à la seconde est celle qui pose le moins de problème. Le sexisme vise presque toujours des femmes, le racisme en France vise avant tout les personnes ayant une couleur de peau éloignée de la moyenne. On peut donc dire que l'intersection est constituée des femmes de couleur. Le tableau serait sans doute à nuancer légèrement, car des hommes peuvent dans des occasions plutôt rares être victimes de sexisme, comme par exemple dans la situation de garde d'enfant, où il peut arriver que les stéréotypes désavantagent le père. De même, des personnes de couleur très claire, peuvent-être marginalement victimes de racisme, mais nous aurons l'occasion de revenir sur ce point par la suite. Disons que le saut de l'intersection des discriminations à celle des personnes est une approximation satisfaisante pour l'instant.

« Au lieu d’additionner les combats, ils sont mis en concurrence »

Dans l’intersectionnalité telle qu’elle est utilisée actuellement, un second saut plus problématique est opéré: il s'agit de passer de l'intersection des personnes, qui correspond à une approche descriptive, à celle des luttes, qui elle est normative. Que certaines personnes subissent un entrecroisement discriminatoire particulier ne signifie pas que les luttes comme le féminisme ou l'antiracisme doivent converger vers l'intersection de leurs combats. Pour bien comprendre cela, revenons sur les différents paradigmes de lutte : l'universalisme conduit à l’idée que tout le monde peut avoir un rôle à jouer dans la réflexion sur la lutte contre toutes les discriminations. La distinction alliés/concernés implique qu'avec le soutien des alliés, seuls les concernés sont légitimes à penser les discriminations qui les touchent. Chaque groupe de concernés a alors autorité sur la discrimination qui le frappe. Dans l'optique intersectionnelle, la distinction alliés/concernés est reprise, mais les personnes légitimes pour parler sont les concernées de l'intersection (ce qui est encore plus restrictif). De plus,  Leur action doit viser l'intersection des luttes. Il s'agit donc ici de prôner une convergence des luttes. Or cette convergence doit être questionnée. Plusieurs modèles sont possibles. On peut envisager une convergence finale ou immédiate. Ce qui est défendu dans le cas qui nous occupe, c'est une convergence immédiate ; mais ce n'est pas tout. L'intersection n'est pas une simple convergence qui additionne les luttes, elle implique de donner une totale priorité aux parties qui leurs sont communes. Il s'agit de restreindre et de focaliser les luttes sur leur intersection.

Envisageons cela du point de vue du féminisme intersectionnel. Une action féministe qui ne vise pas un domaine commun avec l'antiracisme est alors suspectée de racisme. J'ai assisté à Nantes, en 2016 à une conférence organisée par la Ligue de l'Enseignement "Racisme et sexisme, même combat, mêmes racines ? – Eduquer et lutter contre ces discriminations". Les deux conférencières étaient des universitaires. Elles ont expliqué à une militante d'"Oser le féminisme", que parler du harcèlement de rue favorisait le racisme, et qu'il valait mieux à la place parler de harcèlement au travail, opéré par des hommes blancs. Au lieu d'additionner les combats, ils sont mis en concurrence. De plus, ils sont finalement sélectionnés en fonction de critères discutables. Par exemple, le fait de conseiller de ne pas s'investir contre le harcèlement de rue partait, sans l'interroger, du présupposé que les harceleurs des rues étaient le plus souvent des personnes de couleur. Prenons un autre cas : si une féministe, au nom de principes universalistes, se sent concernée par des violences qui ne l'ont pas directement menacée, comme l'excision, le port du niqab, etc… et qu'elle s'exprime à leur sujet ; alors il lui sera dénié toute légitimité à le faire. Il lui sera rappelé qu'elle n'est pas ″concernée″ au sens utilisé par les intersectionnelles. Par contre, si "une concernée" consent à des traditions patriarcales, son féminisme ne devra pas être interrogé. Le féminisme universaliste, quant à lui, est accusé d'être raciste, parce qu'il n'accepte pas la couleur de la peau comme critère de légitimité à la parole ! Il est alors appelé par ses adversaires : "le féminisme blanc". En résumé, si les féministes universalistes, parlent d'autre chose que de l'intersection, elles sont accusées d'invisibiliser le racisme ; et si elles parlent de ce qui touche l'intersection, elles sont ce coup-ci accusées de voler la parole aux concernées. Enfin, en cas de désaccord, elles seront accusées de coloniser les esprits, de pratiquer le « whitesplaining », comme on parle de « mansplaining » à propos des hommes.  Seules les féministes qui acceptent d’être définies par leur blancheur avec une certaine contrition, regagnent une certaine considération. Du haut de leur statut "d'alliées", elles regarderont les autres "Blanches" avec supériorité. On retrouve par exemple la déclaration suivante sur internet de l’association "Les féministes plurielles" de Nantes, qui se revendique inclusive : «Pour ce qui est de l’association, nous tenons à préciser que pour le moment, elle est composée de femmes cisgenres, blanches, non voilées, non travailleuses du sexe. Comme nos statuts le précisent, nous tenons à laisser la parole aux concerné.e.s. Par conséquent, il nous est compliqué actuellement de proposer des actions particulières, comme un happening hijab par exemple (action par ailleurs lancée il y a quelques mois à Sciences-Po Paris, par des femmes voilées : le Hijab Day). Pour autant, nous ne nous reconnaissons pas dans le féminisme blanc, qui occulte à notre sens certaines luttes, auxquelles nous croyons malgré le fait que nous ne soyons pas concernées par les oppressions associées à ces luttes» http://feministesplurielles.fr/feminisme-inclusif/.

D’autres alliées ne respectent pas cette discrétion, et au motif de soutenir la parole des concernées, leur expliquent ce qu'elles doivent penser. Tant que leur discours véhicule l'idéologie attendue, leur prise de parole est bien tolérée. C'est le cas par exemple de Françoise Vergès. Sur les réseaux sociaux, on trouve des personnes admiratives, qui rapportent ses propos lors d'un "café féministe" : « les féministes blanches ont réussi à atteindre les postes réservés aux hommes parce que les femmes racisées se lèvent à 5h du matin pour nettoyer leurs bureaux » (liké 1700 fois et retweeté 700 fois). L'idée est simple : les "féministes blanches" ont construit leur ascension sociale sur le dos des femmes victimes de racisme. Cette affirmation repose sur une telle somme de généralisations que cela lui confère une évidence toute démagogique.  Il n'est pas envisagé que des femmes de couleur aient bénéficié, au moins en partie, de cette ascension. Ce ne sont même pas les femmes "blanches" qui sont accusées d'avoir accédé aux postes de pouvoir, mais les "féministes blanches" (comme s'il n'y en avait pas qui vivaient modestement). Vergès veut faire reposer le poids des inégalités sociales sur les féministes universalistes. Elle ne fait pas état de ces féministes intersectionnelles qui, loin d'être "agent de propreté", travaillent dans des bureaux, à des postes à responsabilité. Remarquons aussi qu'un lien de causalité est inféré entre la réussite des unes et la relégation sociale des autres.   Or ce lien de causalité est obscur : en quoi le ménage des unes jouerait un rôle contre le plafond de verre des autres ?  Toute réussite sociale devient le fruit de l’exploitation. Or ce sont les femmes qui sont culpabilisées de réussir. Etrange féminisme que celui qui dresse les femmes les unes contre les autres sur des critères de couleur de peau, et qui jette l'opprobre sur celles qui réussissent malgré le poids des inégalités patriarcales… L'intersectionnalité des luttes détourne les féministes des combats généraux contre le patriarcat.

« La convergence intersectionnelle des luttes ne conduit pas à plus d'énergie dans les luttes, mais à ce que certaines soient bridées pour ne pas en gêner d'autres »

Qu'advient-il de l'intersectionnalité des luttes lorsqu'elles se contredisent ? Par exemple, dans le cas où une femme se ferait agresser par une personne de couleur ? Sa plainte ne risquerait-elle pas de conforter les préjugés racistes ? Au nom de l'intersectionnalité des luttes ne vaudrait-il pas mieux que les femmes agressées ne portent plainte que lorsque leur agresseur est jugé "blanc" ? Les universitaires du colloque déjà évoqué encourageaient leur auditoire à s'engager dans cette voie. De concert, elles ont  expliqué qu'on pouvait comprendre qu'une femme ne porte pas plainte pour protéger « sa communauté » du racisme. Pour elles, la violence des personnes de couleur envers les femmes était la conséquence du racisme des ″blancs″. Humiliés, ces premiers auraient besoin de réaffirmer leur virilité. Remarquons que les femmes, lorsqu'elles sont victimes de violences, sont toujours responsabilisées : en amont, on soupçonne leur choix vestimentaire d'être à l'origine de leur agression. Cette démarche se prolonge ici : en aval, elles deviennent responsables des conséquences de leur plainte ; responsables d'encourager le racisme lorsque leurs démarches suivent la voie légale. La convergence intersectionnelle des luttes ne conduit pas à plus d'énergie dans les luttes, mais à ce que certaines soient bridées pour ne pas en gêner d'autres. Le féminisme doit savoir laisser la place à l'antiracisme. Mais qu'en est –il de la relation réciproque ? Faut-il s'empêcher de condamner les propos racistes d'une femme au prétexte que cela pourrait conforter les croyances misogynes ? En 2013, Anne-Sophie Leclerc, alors candidate du Front National, avait comparé Christiane Taubira à un singe. Le féminisme intersectionnel ne plaide pas, à ma connaissance, pour étouffer la légitime indignation que suscitent de tels actes, et c'est une bonne chose. Mais alors, pourquoi mélanger les combats lorsque la violence porte sur les femmes ?

La convergence intersectionnelle est à sens unique. Le féminisme intersectionnel permet de donner un habillage théorique visant à normaliser une pratique vue et revue, qui consiste à demander aux féministes de donner la priorité à d'autres luttes : le féminisme après la lutte des classes ; le féminisme après la lutte contre le racisme, etc… L'égalité femmes / hommes passe toujours en second, alors qu'il s'agit là d'une discrimination essentielle. Françoise Héritier disait à son sujet: "Elle est à la base de toutes les discriminations et de tous les racismes, elle a formé le moule dans lequel ils se sont coulés. (...) c'est en réalité le cœur de tous les problèmes de discrimination", in Philosophie magazine n°11 pp. 41. Françoise Héritier ne dit pas que c'est une discrimination plus importante, mais qu'elle est originelle, l'altérité première étant celle des sexes. Il est assez logique que le rejet de l'altérité porte en premier sur elle. Il serait dommage de faire éternellement passer le féminisme au second plan.

Nous avions vu que la distinction alliés/concernés opérait une monopolisation de la légitimité du discours. Le féminisme intersectionnel prolonge cette entreprise, dont sont exclues les féministes ″blanches″. Par contre, des femmes jugées ″blanches″ sont acceptées, à condition qu'elles se déclarent alliées, c'est-à-dire qu'elles soient des relais qui laissent la parole aux seules "concernées" : les femmes de couleur. Nous n'en sommes encore qu'au second volet de cet ensemble conceptuel. La convergence intersectionnelle des luttes inféode le féminisme à un antiracisme. Il reste à voir quel est l'antiracisme qui est proposé…



IV l'antiracisme mono-systémique.

Une conception naïve et qui ne sera pas défendue ici, considère que le racisme est le fruit d'une démarche strictement individuelle, et ignore qu’il est un phénomène social. Il est alors, effectivement bon de rappeler que le racisme est systémique. Ce qui pose problème, c'est que les adversaires de l'universalisme voudraient faire croire qu'il tombe dans ce travers naïf. Ainsi, la dimension systémique du racisme est sans cesse rappelée comme s'il s'agissait d'un argument invalidant l'universalisme. Il n'en est rien : l'universalisme n'est absolument pas incompatible avec l'idée que différents systèmes sociaux puissent encourager, rediriger et remodeler cette haine. Le racisme d'un individu est grandement conformé par la société dans laquelle il évolue. Cette société est complexe, et est composée de divers systèmes dont certains se renforcent les uns les autres, par sympathie ou par une opposition clivante ; d'autres sont indifférents ; etc. Parmi ces nombreux systèmes, certains sont simplement essentialisants et enferment parfois avec beaucoup de sympathie des parties de la population dans des catégories. Ces catégories seront ensuite à l'origine de préjugés. Les positifs feront le lit des négatifs. Ainsi, par exemple, l'affirmation d'une supériorité physique des personnes de couleur noire, dans certains sports minimise leur mérite et éclipse les efforts qu’elles ont fourni (lire à ce sujet "L'assignation" De Tania de Montaigne). De plus, cela prépare les esprits à l'idée que l'on puisse accorder d'autres qualités à d'autres catégories de personnes, comme une supériorité d'esprit, par exemple… D'autres systèmes, consolidés par les premiers, sont plus directement racistes. Il s'en suit qu'il y a dans la société l'expression d'une pluralité de racismes dont les mécanismes sont globalement les mêmes, mais dont les particularités de chacun ne sauraient être niées. Ainsi tous les racismes ne reposent pas sur la même imagerie, ni sur les mêmes ressorts psychologiques (infériorisation conduisant à la justification de l'exploitation, ou au contraire théories complotistes de domination pouvant aboutir à des appels à l'extermination, etc…). Du mouvement général qu'est le racisme, et qui doit être rejeté en bloc, on peut étudier différents racismes avec leurs dynamiques propres (anti-Arabes, anti-Noirs, anti-Roms, anti-Asiatiques, anti-Juifs, anti-Blancs, etc..)[1]. Ne pas vouloir faire de différence entre les racismes conduirait à considérer que le racisme anti-Blancs aurait la même intensité et les mêmes ressorts que le racisme anti-Noirs par exemple, ce qui serait très problématique. Il est évident que le rejet de l'altérité s'exprime avec plus de force envers les groupes  minoritaires. Il n'y a aucune raison pour invalider à priori l'existence de systèmes  anti-Blancs, mais il est évident que contrairement à ce que veut faire croire l'extrême-droite, ils sont d'intensités négligeables par rapports aux autres. On peut contrecarrer les propos d'extrême-droite sans avoir à recourir à des différences d'essence qui vont jusqu'à nier la possibilité d'existence de phénomènes pourtant bien réels, mais de faible intensité (lire article d'Emmanuel Debono «Le "racisme anti-blancs", un impensé» sur le site de L'Aurore. https://www.laurorethinktank.fr/note/le-racisme-anti-blancs-cet-impense/ ). L'universalisme rejetant toute forme de discrimination à priori entre les humains, ne voit pas de raison pour lesquelles une catégorie d'êtres humains serait dépourvue de cette tendance au rejet de l'altérité.  Il implique une synergie dans la lutte contre toutes les formes de racismes, mais n'ignore pas qu'en fonction des sociétés, certains sont structurés et théorisés différemment, et incomparablement plus violents que d'autres.

« L'approche mono-systémique est grossière et ne permet pas de rendre compte de la complexité des phénomènes sociaux »

L'universalisme n'a aucun problème avec l'aspect pluri-systémique du racisme. Ceux qui l'attaquent en parlant du caractère systémique du racisme, défendent en fait, et sans l’indiquer, une vision mono-systémique du racisme.  Il y a dans cette conception, non pas plusieurs systèmes, mais un seul système générateur de racisme. Ce système serait la propriété des "Blancs". Les racismes seraient d'autant plus violents que les communautés qui en sont victimes seraient indociles avec ce système. Dans cette conception, il devient inconcevable qu'une personne de couleur comme Dieudonné soit raciste. Tout au plus ses réactions ne seraient que la conséquence de la violence avec laquelle "le système" lui ferait payer son insubordination. De même, le racisme anti-Juifs devient plus difficile à saisir, car "le système" ainsi conçu ne paraît plus leur être particulièrement hostile. Enfin le racisme anti-Blancs devient simplement inconcevable : le système étant "blanc", il ne peut viser les ″Blancs" (d’impensé, il devient simplement impensable). L'approche mono-systémique est grossière et ne permet pas de rendre compte de la complexité des phénomènes sociaux. On s'attendrait donc à la voir pulluler sur les réseaux sociaux, mais pas dans les universités.  Pourtant dans sa tribune publiée dans le libération du 22/10/18, «Le racisme anti-Blancs n’existe pas»[2], Alain Policar, chercheur au Cevipof, déclare : «Reni Eddo-Lodge a donc parfaitement raison d’insister sur la notion de racisme structurel, racisme dont la population majoritaire ne peut être victime». Cette affirmation ne trouve sa cohérence que dans un cadre mono-systémique[3].

Le matériau conceptuel mono-systémique se diffuse dans l'enseignement supérieur sans être réellement questionné. Cela peut avoir des conséquences graves, car ce matériau est plastiquement compatible avec un complotisme délétère qui cherche une causalité simple à l'œuvre derrière un réel complexe. Cela conforte ainsi des visions que ces mêmes chercheurs s'évertuent peut-être à combattre par ailleurs. Le système peut aisément représenter les institutions de la France. Il n'y aura qu'à parler de « racisme d'Etat », ou plus habilement de racisme institutionnel et de sélectionner dans le réel tout ce qui peut aller dans le sens d'une structuration étatique raciste, sans prendre en compte les politiques de lutte contre le racisme. Les principes républicains universalistes, comme la laïcité, seront alors envisagés comme une production particulièrement retorse du "système blanc". Il n'y a ensuite qu'à varier à nouveau un peu l'échelle, pour aboutir à l'idée d'un système mondial, dont la République française ne serait qu'un rouage. Cette idée fait le miel de forces anti-républicaines. Le système sera dit "blanc" par certains, et nombres d'intégristes de l'islam politique ou indigénistes, pourront laisser entendre que les Juifs y tiennent une place particulière. Pour une partie de l’extrême-droite, le système sera pensé sans médiations comme "juif". Dans les deux cas il sera pudiquement fait état d'un système ″sioniste″ cosmopolite à l'origine de tous les maux... L'antisémitisme est une passerelle qui explique certains liens entre ces deux extrêmes. En ce sens l'extrême-droite traditionnelle a recours à une articulation plus complexe dans son complotisme antisémite : "les Juifs" fomenteraient un complot de "grand remplacement", entre autres, de la main d'œuvre "blanche" devenue trop exigeante, par des populations immigrées…  En toute cohérence avec cela, un personnage comme Alain Soral, dont le site est consulté par près de 5 millions de visiteurs par mois, propose à la jeunesse de marquer son opposition au "système" en effectuant le geste de la "quenelle". Alain Soral suit ainsi le sens donné à ce geste par son partenaire politique Dieudonné, qui en est le concepteur. Dans le Courrier Picard du 13 mai 2013, ce dernier en explique le sens : «Ca peut vouloir dire : je vais te glisser une quenelle dans le fion. Dans le fion du système ». Soral a choisi d'exécuter cet acte de défiance au Mémorial de l'Holocauste à Berlin… Sa condamnation le 18 février 2016 a été vécue par ses défenseurs comme une confirmation du fait qu'il dérangeait "le système"… Le mono-systémisme par son excès de simplification des phénomènes sociaux est un des supports du complotisme. Sa version anti-Blancs ne fait pas exception à la règle.

« [Selon l’UNEF], être critique envers [les espaces en non-mixité], c’est considérer que « la présence des Blancs est indispensable » »[



V/ intersectionnalité et mono-systémisme.

La vision mono-systémique de l'antiracisme se conjugue très efficacement avec le féminisme intersectionnel. Il se développe alors un surinvestissement de la caractérisation par la race et le sexe, qui n’est pas sans atteindre les représentations communes : même le Président de la République a utilisé ces catégories dans un discours du 22 mai 2018 en parlant de «deux mâles blancs».  Le système des mâles blancs concentrerait sa violence discriminatoire sur son opposé : les femmes de couleur au centre de l'intersection des discriminations. Il faudrait queces dernières puissent s'abriter de cette violence "systémique" dans des espaces dédiés, qui sont dits « en non-mixité raciale ». Dans un visuel produit par l'Unef on peut lire qu'être critique envers ces espaces, c'est considérer que "la présence des Blancs est indispensable" (post facebook du 28 mai 2017). Si aucune présence n'est en soi indispensable, il est par contre indispensable de lutter contre les exclusions fondées sur la couleur des personnes. Les féministes "inclusives" construisent des espaces d'exclusion des personnes blanches. Ces dernières seraient porteuses, parfois malgré elles, des germes de la violence raciste qui collerait à leur épiderme. Pour les "féministes intersectionnelles" de couleur blanche, mais repentantes, la couleur de la peau est un stigmate qui ne s'efface pas facilement, car les alliées n'ont pas le droit non plus d'accéder à ces espaces. Il leur reste tout de même une solution pour qu'enfin la blancheur sociale cesse de leur coller à la peau : revêtir un voile. Sous la tenue des opprimés, la blancheur de leur peau disparait enfin...

Cette idéologie n'est pas propre à la France. Voici des années qu'elle se développe dans les campus américains. Aux Etats-Unis, Trump avec son sexisme et ses propos anti-Musulmans, illustre jusqu'à la caricature ce "système des mâles Blancs". Parmi les grandes organisatrices de la "Women’s march" se trouvait une femme représentant un parfait contrepied aux propos de Trump : Linda Sarsour. Cette New-yorkaise d’origine palestinienne, portant le hijab, incarnait à merveille l'intersection hostile à Trump. Cette militante qui défend la charia, et se dit antisioniste, déclarait dans un tweet du 8 mai 2012 : « Underwear bomber was the #CIA all  along. Why did I already know that?! Shame on us - scaring the American people», à propos d’un ressortissant nigérian surnommé “underwear bomber”, reconnu coupable d’une tentative d’attentat lors d’un vol transatlantique, le jour de Noël 2009, une action revendiquée par Al-Qaïda. Il semble que pour elle, les attentats terroristes ne peuvent pas venir du fanatisme religieux, mais forcément du grand système "blanc" dont la CIA serait un des bras.  Il est très significatif de constater qu'elle s'en est prise violemment à Ayann Hirsi Ali dans un autre tweet. Cette dernière a subi l'excision, et a fait l’objet d’une fatwa prononcée contre elle du fait de son opposition aux intégristes de l'islam politique. A son propos et de celui d'une autre femme, Linda Sarsour  tweete le 8 mars 2011 : «I wish i could take their vagina away – they don't deserve to be women». Ainsi, lorsqu'une femme de couleur ne partage pas le discours attendu, elle est exclue de l'intersection. Ici, Linda Sarsour propose de terminer le travail initié par l'excision en arrachant le vagin de sa concurrente. Elle se retrouve ensuite symboliquement la seule à pouvoir parler au nom de l'intersection. Dans d'autres cas, l'exclusion s'opère par le blanchiment des femmes de l'intersection qui ne se soumettent pas à l'idéologie intersectionnelle mono-systémique. Ainsi, l’humoriste Sophia Aram a été accusée par le Parti des Indigènes de la République d'être «un agent de la république blanche». Il y a donc une entreprise de purification de l'intersection pour la rendre conforme à l'idéologie. Des femmes se font traiter de "bounty" (comprendre : noire à l’extérieur, blanche à l’intérieur), d'"arabe de service", de « négresses de maison", etc… par des soi-disant féministes antiracistes...

On comprend alors que le mono-systémisme parachève l'entreprise de confiscation de la légitimité du discours entamée par l'addition de la distinction alliés/concernés et de l'intersectionnalité des luttes. Seules les personnes de couleur et les blanches voilées, tenant un discours anti « système lanc" sont légitimes à parler au nom de l'antiracisme et du féminisme. Si on regarde ceux qui sont rejetés dans les catégories "blanches" infamantes, on retrouve en fait des hommes et des femmes de toutes les couleurs qui défendent l'universalisme. L'obsession de la race et du sexe est instrumentalisée. Elle cache en fait une entreprise politique de destruction des  principes républicains universalistes.



VI/ Les VRP de l'essentialisme

L'essentialisme conservateur et patriarcal, vecteur de structures de dominations, n'était pas « vendeur ». Il est aujourd'hui présenté sous des packagings alléchants du type : "convergence intersectionnelle des luttes contre le système". Peu de personnes se déclareront spontanément hostiles à la solidarité entre certaines luttes, ou favorable au "système"… Cet assemblage conceptuel est une incroyable réussite marketing. Il est taillé pour séduire la jeunesse, et masquer sa véritable nature. Ennemi du féminisme et de l'antiracisme, l'essentialisme a réussi à s'en approprier les codes et à en investir les places fortes. Auprès d'acteurs sociaux, y compris dans le champ intellectuel et académique, pour qui les idées sont des produits qui se consomment vite, l'universalisme est apparu comme passé de mode. Ils préfèrent s’en détourner et apporter leur caution à cette entreprise idéologique dont la devanture sent le neuf, sans voir l’épaisse couche de poussière dans l'arrière-boutique. L'essentialisme regroupe les adversaires très protéiformes de l'universalisme. La cohérence de ses constructions conceptuelles ne nécessite pas forcément une stratégie coordonnée, mais peut s'expliquer par une simple congruence d'intérêts.

« De loin, ces concepts [intersectionnels] paraissent brillants, parce qu'ils ont été taillés avec une intelligence martiale. Mais il suffit de les déconstruire avec attention pour en faire apparaître les nombreuses fissures »

Une illustration de cette stratégie qui confine à l’usurpation nous est fournie par la chaine qatarie en langue française AJ+. Cette petite sœur d'Al Jazeera explique à la jeunesse française ce que sont les bons combats politiques, sans leur dire qu'ils sont sélectionnés par une monarchie absolue de droit divin. Le combat contre l'universalisme y est parfois mal caché. On peut y entendre : « J'ai quand même l'impression que la pensée des Lumières, elle a quand même un peu alimenté ces histoires de suprémacistes blancs. » (La vidéo a été enlevée ensuite). Du fait que des philosophes n'aient pas tous toujours été à tous points de vus à la hauteur de l'idéal des lumières, et malgré les progrès qu'ils ont permis,  on en infère que les lumières sont à l'origine du racisme. C'est de la manipulation éhontée, mais ça a une réelle efficacité. Comme engagement antiraciste, les jeunes sont incités à s'opposer au métissage culturel en luttant contre l'appropriation culturelle. Rien n'est dit en matière d'antiracisme sur les conditions de travail proches de l'esclavage moderne qui sont réservées aux travailleurs étrangers du Qatar, et dénoncés par plusieurs ONG. Quand Al Jazeera déclare que l'homosexualité est une "perversion" de "l'occident décadent", sa petite sœur AJ+ prend un ton "gay friendly" pour lancer sur les réseaux une vidéo sur le "pinkwashing d'Israël". Enfin c'est le pays qui en 2016 avait condamné une Néerlandaise de 22 ans pour adultère après qu'elle eut été droguée puis abusée sexuellement, qui lance une vidéo pour critiquer "le féminisme blanc"… Ce média vise des thèmes de gauche, qui ciblent particulièrement la jeunesse : la critique du capitalisme, la lutte contre la souffrance animale (végans), etc Irrités par la façon caricaturale dont ces luttes sont menées, des citoyens décident d'en prendre le contrepied. Ils finissent par rejeter le féminisme, fuir tout combat qui se dirait antiraciste, etc… Ils s'opposent à cette intersectionnalité qui propose un pack de luttes. Le problème est qu’ils le font en rejetant toutes ces luttes ensembles, dans un même mouvement. Leur réaction valide par là même l'idée qu'elles sont indissociables. Ils glissent sans s’en rendre compte sur le terrain de l’adversaire : ils critiquent leurs propos, mais valident sans trop s’en rendre compte le cadre conceptuel intersectionnel. Ainsi tout discours critique envers la mondialisation des échanges, la pollution, l'environnement ou sensible au thème de la souffrance animale, est sans plus d'analyse catalogué comme lié à l'approche intersectionnelle.  Ils tombent ainsi dans le piège qui leur était tendu. Lorsque l'essentialisme déguisé n'arrive pas à convaincre, il peut toujours gagner en cherchant à cliver le plus largement possible. Se dire universaliste et rejeter en son nom de nombreux thèmes qui séduisent la jeunesse, c’est faire  un cadeau formidable à ses adversaires. Il faut refuser de se laisser conduire par eux sur le terrain d'un dénigrement en miroir qu'ils ont choisi, et ne pas mélanger les combats.



VII/ Conclusion

Les ruses et les nombreux travestissements de l'idéologie anti-universaliste ne changent rien au fait que ses principes heurtent la raison. Bien des personnes se laisseront encore fasciner par les concepts alambiqués qui sont jetés de façon hautaine à la face de l'universalisme. De loin, ces concepts paraissent brillants, parce qu'ils ont été taillés avec une intelligence martiale. Mais il suffit de les déconstruire avec attention pour en faire apparaître les nombreuses fissures. L'emballage est une réussite en matière de communication, mais il ne peut palier au caractère friable du matériau conceptuel.

La distinction alliés/concernés, l'intersectionnalité des luttes, et l'approche mono-systémique du racisme sont trois blocs conceptuels qui s'assemblent parfaitement pour former un système de pensée particulièrement cohérent.

Chez certains, à gauche notamment, il achève de lever les dernières résistances de celles et ceux qui, en quête d'un discours social, glissent sans trop s'en rendre compte vers le «racial ». Il égare donc ceux qui y adhèrent, et pousse en réaction une partie de la population à adopter une position qui, sous couleur de défense des « valeurs occidentales », les conduit à se rapprocher de l'extrême-droite. Cette dernière, vu les rapports de force politiques actuels, est un danger majeur. Or l'approche racialiste défendue par cette triplette conceptuelle, n'oppose pas de résistance de fond à l'extrême droite. Cela va plus loin : cet outil de destruction des principes universalistes ouvre des brèches qui profitent à d'autres.

En s'échinant à affaiblir le rempart républicain qui lui fait obstacle, il permet en parallèle l'entrée des idées de l'extrême-droite. Cela a pour conséquence de les renforcer davantage, car l'essentialisme d'extrême- droite, en promouvant l'idée de "préférence des Français de souche", aide en retour à la victimisation et à l'hostilité envers "les blancs". Cet antagonisme affiché entre ces deux systèmes de pensée, cache donc des intérêts communs : ils ont comme ennemi l'universalisme, ils refusent tout regard critique sur la tradition, et ils se renforcent l'un l'autre en clivant artificiellement la nation et en enfermant la réflexion dans un cadre tristement binaire. L'intersectionnalité des luttes contre le (mono)système, est un système qui ne s'assume pas comme tel. Il séduit des personnes souvent sincères, mais promeut une idéologie qui ne l'est pas.

C'est ce manque d'honnêteté intellectuelle qui en rend la critique particulièrement nécessaire. Lorsque l'extrême droite essaye de s'approprier la laïcité, la malhonnêteté rend cette entreprise de séduction particulièrement détestable. Lorsque la visée intersectionnelle et mono-systémique prétend être le renouveau du féminisme et de l'antiracisme, ça l'est tout autant.





    [1] -  Dénoncer une idée, implique de dire qu’elle existe, mais ce n’est pas valider l’existence de ses objets. Dénoncer le racisme, ce n’est pas valider l’idée de races humaines. De même, les  catégories visées par le racisme sont construites par lui, et lorsque que l’on parle de racisme envers un groupe visé, il ne s’agit pas de valider l’existence du groupe tel qu’il est visé. Nous utilisons donc ici la majuscule qui correspond à ce que visent les racistes, tout en pensant que les êtres à majuscule n’existent pas. Les couleurs ne sont que des qualités parmi d’autres, mais ne disent rien de l’essence d’une personne. Il y a des personnes qui sont noires, blanches, etc. mais il n’y a pas des ″Noirs″, des ″Blancs″, etc... Quand on parle des catégories lourdes et essentialisées que les racismes s’échinent à construire,  nous parlerons du racisme anti-Noirs, anti-Arabes, anti-Asiatiques, anti-Juifs, etc... En parallèle, nous sommes hostiles au fait de penser les personnes par le biais de ces majuscules (lire à ce sujet « l’Assignation » de Tania De Montaigne).

[2] https://www.liberation.fr/debats/2018/10/22/le-racisme-anti-blancs-n-existe-pas_1687081

[3] Voici la réponse plus détaillée que m'inspire la tribune d'Alain Policar " Le racisme anti-Blancs n’existe pas".



Sa réponse repose sur une argumentation fragile, et sape l'humanisme universaliste en prétendant le défendre.   1- L'accusation de "l'extension du domaine de la race": Il semble que pour Alain Policar, dire que le racisme anti-Blancs existe, ce serait automatiquement affirmer que la catégorie essentialisante "Blancs" est légitime, et valider le concept de "Blanchité". Cela lui fait dire que « la lutte antiraciste [a] tout à perdre à cette extension du domaine de la race». Il s'agit là d'une erreur de raisonnement du même ordre que celle qui consiste à dire que l'usage du mot "racisme" implique automatiquement la validation de l'existence de races entre les hommes. Dénoncer le racisme et ses essentialisations, ce n'est pas valider les catégorisations qu'il met en œuvre. Il n'y a donc aucune raison de dire que soutenir la possibilité et l'existence d'un racisme anti-Blancs, conduit à opérer «une extension du domaine de la race».

  2- Le raisonnement que tient Alain Policar suit une étrange contorsion. On pourrait en résumer le cheminement par l'affirmation suivante : les insultes racistes envers la population majoritaire ne sont pas du racisme envers la population majoritaire. Il peut être schématisé comme suit: - a/ «Il est indéniable que des insultes à caractère raciste (parfois d’une insupportable violence) sont proférées à l’égard d’individus identifiés comme Blancs.» - b/ Or on ne peut parler de domination envers la population majoritaire. - c/ Cependant,  «si le phénomène de domination est essentiel, il n’est pas exclusif. Il y a aussi le rejet et l’exclusion.» - d/ Ce rejet et cette exclusion n'ont pas la même valeur discriminante, et ne sont pas liés à «une idéologie essentialisante», ni à «un racisme institutionnalisé et une discrimination sociale à dimension historique». - e/ conclusion : les insultes racistes envers la population majoritaire ne sont pas liées à un racisme. Le racisme anti-Blancs n'existe pas.

  Ce raisonnement souffre principalement de faiblesses au niveau de la prémisse "d" : Tout d'abord l'affirmation qu'il n'existe pas d'idéologie essentialisante est gratuite. La littérature indigéniste regorge de cette volonté essentialiser le groupe de ceux qu'elles nomment "les Blancs". Ensuite,  le recours à la notion d'un "racisme institutionnalisé" est à critiquer. Lorsqu'il affirme que «Reni Eddo-Lodge a donc parfaitement raison d’insister sur la notion de racisme structurel, racisme dont la population majoritaire ne peut être victime», il fait alors appel à une vision mono-systémique qui est caricaturale. Elle lui permet de glisser de l'idée de structure à celle d'institution. Si l'on accepte qu'il puisse y avoir de multiples systèmes et de formes diverses, on comprend alors que le racisme anti-Blancs, peut être produit par des systèmes bien moins efficients que ceux qui s'expriment majoritairement dans notre société. Ainsi, sans être du tout d'accord avec ses conclusions, on peut s'accorder avec les propos suivants «Les insultes, voire les violences, dont ils peuvent être victimes sont-elles équivalentes aux discriminations à l’embauche ou au logement, lesquelles sont le reflet de pratiques structurelles concrètes ?». Il n'y a que des personnes de l'extrême droite classique qui oseraient soutenir l'équivalence d'intensité et de forme entre l'expression du racisme anti-Blancs et celle des autres racismes. La différence entre l'expression des racismes ne peut suffire à conclure de l'inexistence de ceux qui ont une plus faible intensité. De même la dimension historique est certes un facteur important à prendre en compte, mais en faire un critère impératif est loin d'aller de soi.

A l'opposé de ce que dit l'auteur au début de sa tribune, la dénégation du racisme anti-Blancs n'empêche pas la rupture avec "l'humanisme universaliste", mais il la réalise. Le racisme n'est plus compris comme pouvant potentiellement viser tout le monde (sous des formes différentes en fonction des groupes créés par les racistes, et ce, pour des raisons historiques ou sociales). Une catégorie de personnes, du fait de leur couleur de peau, se voit rejeter d'office la possibilité de subir cette forme de violence. C'est précisément parce que la dénégation du racisme anti-Blancs contient une attaque envers la conception universaliste, que ce sujet a de l'importance, malgré la faiblesse de sa fréquence et de son intensité.