Benjamin SIRE - 28 Fév 2019

Mutations économiques et modèle social

LE LOGEMENT SOCIAL EN ETAT DE MANQUE

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Le 16 octobre 2018, quelques semaines avant que la France ne se pare de Gilets jaunes, le Sénat adoptait la loi dite ELAN, pour Évolution du Logement, de l’Aménagement et du Numérique. Ce texte à large spectre, âprement discuté entre les professionnels du logement et le gouvernement, porte l'une des plus importantes réformes du secteur depuis 30 ans. Il entérine surtout à travers nombre de ses dispositions la poursuite du désengagement de l’État dans le domaine du logement social, entamé avec les circulaires Guichard de 1971 et 1973, dont nous dresserons ici largement le panorama. Elle accompagne également les deux mesures polémiques figurant dans la loi de finances 2018 que sont la Réduction de Loyer de Solidarité et l'augmentation du taux de TVA sur les travaux qui, davantage que les budgets des locataires mis en avant par les médias et les politiques, grèvent de manière conséquente les capacités d'investissement des acteurs du monde HLM, alors même que la demande de logement ne cesse de croître dans les zones tendues. Tandis que le pays grogne de toutes parts et que le contrat de confiance entre un peuple (mal défini) et les élites, notamment, gouvernantes, n'a jamais été aussi proche de la complète rupture, cette nouvelle atteinte contre l'une des promesses de la République et du modèle social français apparaît peu opportune, en plus d'exiger toujours plus de professionnels qui doivent déjà pallier, au-delà de leur cœur de métier, les défaillances des services publics œuvrant en faveur de la cohésion sociale.

PROMESSE DE LA REPUBLIQUE ?

Une fois affranchies de ses conjointes origines paternalistes et philanthropiques remontant à l'aube de la Révolution industrielle, le logement social devient une promesse de la République lorsque celle-ci commence à s'en emparer plus ou moins directement, à travers la loi sur le logement insalubre de 1850, la loi Siegfried de 1894, encourageant le développement des Habitations à Bon Marché et l'intervention de la Caisse des Dépôts, et surtout les différentes lois Bonnevay, Loucheur et Strauss qui, entre 1906 et 1930, commencent à organiser et intensifier l'intervention de l’État, à la fois en termes de construction et de régulation. Mais c'est après la Seconde Guerre Mondiale que le « droit au logement » est reconnu, à travers les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946[1] et l'article 25-1 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948.

C'est suivant ce mouvement que, dès 1944, la nation se dote d'un Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme qui incorpore le logement dans les prérogatives de l’État et pilote la création officielle des HLM, Habitations à loyers modérés (1950). Derrière ce catalogue normatif définissant le rapport étroit entre les institutions et le logement, celui-ci, considéré comme un droit social, voire un droit de l'Homme, découle également des principales valeurs de la République inscrites aux frontispices de nos bâtiments nationaux. Il n'est ni Liberté, ni Égalité, ni Fraternité sans toit. Vivre dans un espace clos, protecteur, autorisant une certaine intimité, devient une liberté première due à l'être humain. C'est aussi le point de départ et le socle d'assurance permettant d'aller vers les autres et de s'inscrire dans la vie de la cité. Or dans un pays qui compte 8,8 millions de pauvres selon les derniers chiffres de l'INSEE, où près de 70% de la population est formellement éligible à un logement social, où 2 millions de demandes d’accès au parc social sont actuellement en souffrance et où le poids des dépenses contraintes est passé de 12,4% du revenu disponible en 1951 à près de 30% en 2017 (INSEE)[2], toute atteinte à cette promesse républicaine participe à la déstabilisation de la société et nourrit une juste contestation, servant de lit aux populismes et aux extrêmes.

LA POLITIQUE EN MODE OXYMORE

Comme on le verra dans le décalage entre les intentions affichées par les promoteurs de la loi ELAN et les dispositions qu'elle comporte, la matière législative est souvent friande d'oxymores.  S'y côtoient bien souvent la sombre lumière, le soutien détaché ou le chaleureux abandon... Elle est également ce nid de bonnes intentions où le diable se plaît à se dissimuler. Il en va ainsi des circulaires Guichard des 30 novembre 1971 et 21 mars 1973 qui, sous l'honorable prétexte de mettre un terme à la production incontinente de grands ensembles, futurs vecteurs de ségrégation sociale, vont marquer le premier coup d'arrêt à la construction de logements à loyers modérés[3]. Il faut dire que l'esprit et la conjoncture ne sont plus les mêmes que ceux qui prévalaient depuis la Libération. La France des années 1950 est un pays dont deux guerres d'une ampleur sans précédent ont remodelé le paysage urbain, qui est marqué par un fort élan de solidarité, notamment impulsé par l'appel de l’Abbé Pierre de l'hiver 1954, accompagnant la course frénétique vers la modernité et le progrès, qui connaît une natalité vigoureuse sous l'effet du « Baby boom », et où le recours à la main d’œuvre immigrée est au cœur de la politique de renouveau industriel. La construction de ces grands ensembles coule donc de source, tant pour l'opinion publique que pour la sphère politique. Il faut faire vite et grand, qu'importe la question de la pérennité ou les effets pervers pouvant émerger d'une politique de l'instant.

En 1973, les Trente glorieuses touchent à leur fin sur les cendres de mai 68, le gaullisme triomphant meurt en même temps que George Pompidou en avril 1974, et (déjà) le peuple s'inquiète des prix à la pompe sous le coup du premier choc pétrolier. Vient surtout, bien avant d'éclater dans la décennie suivante, se poser la question des conséquences de la ghettoïsation de populations dans les banlieues et le périurbain qui commence à produire des soubresauts comme vont bientôt en témoigner les émeutes des Minguettes de 1981 et la succession de « plans banlieues » qui vont les accompagner (le premier date de 1977) et sont toujours au menu des différents agendas politiques. Toutefois, ces différentes problématiques n'ont pas forcément de rapports entre elles et rien n'obligeait d'envisager le logement social par le seul prisme des grands ensembles et non d'un panachage des types d'habitats, d'une meilleure répartition dans les aires urbaines et péri-urbaines, et d'une anticipation des besoins de mixité sociale. Cette compréhension est néanmoins incluse dans les motivations des circulaires Guichard et les maîtres mots deviennent mixité sociale et mixité d'habitat. Il est alors question de construire plus petit et mieux, dans le souci de la qualité de vie, d'une plus grande diversité architecturale et d'une meilleure intégration dans l'environnement. Sont également posés les principes qui, bien plus tard, seront formalisés par la loi SRU du 13 décembre 2000 et son article 55, envisageant que 20% des habitations soient destinées au logement social dans les communes de plus de 10 000 habitants, avec une priorité laissée aux organismes HLM par rapport aux promoteurs privés. Las, la principale conséquence des circulaires évoquées sera le ralentissement de la construction d'ensembles, au profit des maisons individuelles (celles-ci passant de 30% de la construction en 1965 à 57% en 1977)[4] tandis que la mixité restera un serpent de mer montrant essentiellement sa queue en période électorale ou lors de troubles particuliers.

LE COUP DE BARRE VERS LE DÉSENGAGEMENT PROGRESSIF DE L'ETAT

Le  processus sera encore intensifié par la loi Barre du 3 janvier 1977 qui affirme vouloir « favoriser la satisfaction des besoins en logements et en particulier de faciliter l’accession à la propriété, de promouvoir la qualité de l’habitat, d’améliorer l’habitat existant et d’adapter les dépenses de logements à la situation de famille et aux ressources des occupants, tout en laissant subsister un effort de leur part »[5].

Cette loi majeure va redistribuer les cartes et introduire une nouvelle philosophie dans le rapport de l’État au logement. Elle invente des dispositifs d'aide aujourd'hui fameux et encore discutés qui se portent davantage sur les individus que sur la construction. Ainsi naissent les APL (l'Aide Personnalisée au Logement), les PAP (Prêts d'Accession à la Propriété) et les PLA (Prêts Locatifs Aidés). Comme l'avoue lui-même le CNLE (Conseil National des politiques de Lutte contre la pauvreté et l’Exclusion sociale), « Cette réforme est le point de départ du désengagement financier de l’Etat : le taux de subvention publique pour la construction neuve [passant] de 20% à 12 %. Les aides  à la pierre financées par l’état [...] de 43 milliards de francs en 1978 à 28 milliards en 1993. »[6]. Ces dispositifs poursuivent plusieurs buts. Alors que le bien-fondé de l'intervention directe de l’État dans le logement est au cœur de nombreux débats encore vivaces aujourd'hui, la tendance est à favoriser le marché privé, quitte à aider ceux qui y prétendent, à substituer les aides et prêts bonifiés aux programmes de construction et à encourager la diversification des modes de logement, ainsi que l'accession à la propriété.

S'appuyant sur des études d'opinion plus ou moins bien interprétées[7], le rêve d'une « France de propriétaires » ne cesse de gagner dans le discours politique. Il sous-tend la plupart des lois touchant au logement, qu'il soit social ou non, et permet de justifier le désengagement progressif de l’État. En cette fin des années 1970, ce rêve est encore porté par l'idée d'une croissance continue en dépit des chocs pétroliers et d'une forte inflation, et ne s'appuie pas encore sur le prétexte de la dette.

Les années 1980 viendront mettre à mal cette vision, avec le développement d'un libéralisme qui se mondialise dans le sillage des politiques de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, l'explosion du chômage, la crise de l'industrie, le développement de l'emploi précaire (CDD, temps partiel)[8] et le commencement du phénomène de paupérisation des classes moyennes qui agite les débats politiques actuels. L'accession à la propriété, particulièrement pour les plus modestes, devient le cache-sexe du désendettement par la vente du parc social ou une simple foire aux gadgets de communication comme les dispositifs de construction à très bas prix illustrés par les désastreuses maisons à 100 000 euros sorties du foisonnant cerveau de Jean-Louis Borloo en 2005, ou celles à 15 euros par jour portées par Christine Boutin en 2008 avec la même absence de bonheur. On pense également au développement des maisons Phénix destinées aux ménages modestes, à partir de 1946, dont l'idée maîtresse était la construction, à partir de modèles pré-établis, selon des modes industriels alliant préfabrication en usine et adaptation de plain-pied, avec leurs lots de malfaçons et de génération de surcoûts, et à d'autres événements comme la fameuse affaire de l'office HLM Carpi dans les années 1980. Celui-ci, filiale du groupe Maison Familiale, profitant des incitations de l’État à construire des pavillons sous régime social en accession à la propriété, a généré des surcoûts considérables et injustifiés en plus de conduire les propriétaires à payer des traites sans commune mesure avec leur solvabilité. Cette question qui rappelle de loin certaines des martingales rencontrées dans la fameuse affaire des subprimes, et des prêts à la consommation aux intérêts galopants dénoncés en France dans les années 1990, lève le coin du voile sur l'écueil principal de cette utopie d'une France de propriétaires, à savoir la capacité de remboursement d'emprunteurs aux revenus très modestes et soumis plus que d'autres aux conséquences des aléas de la vie. Se pose également, dans le cadre des ensembles résidentiels HLM panachant les propriétaires et les locataires, le problème des répartitions et du taux d'effort induit par le poids des charges, particulièrement dans le cas de copropriétés vétustes ou dégradées.

Mais qu'importe, l’État se mettant martel en tête, la vente du parc HLM, supposé financer de nouvelles constructions plus adaptées aux types d'habitants, plus qualitatives et moins énergivores, devient une antienne de la politique du logement. Alors que les lois Quillot de 1982, Mermaz de 1989, Besson de 1990, et DALO de 2007, renforcent le principe de l'habitat comme un droit fondamental, sans pourtant prétendre que l’État doive y pourvoir directement, le mouvement de désengagement se poursuit de manière ininterrompue.

Ainsi la loi SRU du 13 décembre 2000, outre d'imposer la norme de 20% de logements sociaux dans certaines villes incluses dans des agglomérations de plus de 50 000 habitants, insiste sur le rôle des organismes HLM dans l'accession à la propriété par le biais de la vente d'éléments de leur parc. Elle transfère aussi un certain nombre de missions sociales de service public aux organismes HLM sans y adjoindre les moyens nécessaires. Juste après, les fameuses loi Borloo et Robien de 2003 (cette dernière créant le dispositif fiscal éponyme incitant les citoyens à se tourner vers l'acquisition  de logements neufs destinés à la location à prix modeste), prévoient sur 5 ans la destruction 150 000 à 200 000 logements jugés insalubres (portée à 250 000 par la loi du 21 avril 2014), la construction de 200 000 logements locatifs sociaux et la réhabilitation ou reconstruction de 200 000 autres, à travers le PNRU (Programme National pour la Rénovation Urbaine) et ambitionnent de vendre 40 000 logements HLM par an. Là encore, les intentions sont en apparence aussi louables que le résultat s'est avéré discutable. Le dispositif Robien, de nombreuses fois remanié et remplacé en 2008 par la loi Scellier, aurait pu à la fois sanctuariser l'épargne de petits propriétaires et voir une partie du marché locatif privé échapper à la spéculation. Dans les faits, il a provoqué une saturation dans des zones non tendues et conduit nombre de propriétaires ne pouvant plus y prétendre à augmenter leur loyer au-delà des prix du marché pour absorber des crédits devenus trop difficiles à rembourser sans l'aide de la loi, notamment dans les villes de taille moyenne. Quant à la destruction de logements insalubres, souvent motivée par de nombreux faits divers ayant ému l'opinion publique, comme encore récemment à Marseille[9], et leur reconstruction, elle reste très insuffisante. Ainsi au 1er janvier 2015 les chiffres officiels du PNRU laissaient apparaître la démolition d'à peine 147 000 logements.

Un tournant idéologique apparaît après l'élection de François Hollande en 2012, qui voit l'arrivée de Cécile Duflot à la tête du Ministère de l’Égalité des territoires et du Logement, et touche particulièrement à la volonté d'encadrement du marché locatif. Celle-ci fait adopter deux lois dont la loi ALUR du 24 mars 2014, héritée du programme du candidat socialiste. L'essentiel du texte ne porte pas sur le logement social, même s'il en modifie les conditions d'attribution. Il supprime le COS (Coefficient d'Occupation des Sols), introduit un encadrement des loyers particulièrement dans les zones tendues, une Garantie Universelle des Loyers et la création de d'Organismes de Foncier Solidaire dont le but est (encore) de rapprocher les ménages modestes d'un destin de propriétaire. Enfin, ayant pour ambition cette lutte contre l'habitat indigne et insalubre sur laquelle, comme nous l'avons vu plus haut, plusieurs lois portent déjà (et porteront à l'avenir), la loi contribue, malgré ses intentions, à favoriser les logements précaires en créant deux nouveaux statuts pour l'habitat participatif et la réservation via les documents d'urbanisme de terrain en faveur d'un habitat mobile, pourtant rarement célébré pour sa salubrité, comme les caravanes, mobile-homes et autres roulottes, mais aussi les yourtes qui bénéficient d'un cadre légal spécifique englobant l'ensemble des habitats démontables...

Dans les faits la loi ALUR, plébiscitée par les Verts mais très critiquée dès son annonce, tant par une partie de la profession que par un certain nombre d'économistes libéraux (comme ceux du Conseil d'Analyse Économique), va produire plus de problèmes que de bienfaits. Derrière les louables effets d'annonce, elle grève une autre promesse du candidat Hollande concernant la construction de 500 000 logements neufs par an. Les nouvelles normes administratives, présentées comme un « choc de simplification », débouchent sur la création d'une usine à gaz normative avec la mise en place de barèmes difficilement compréhensibles quant à la fixation du montant des loyers au regard des prix moyens du marché, la complexification du contrat de location et de nombreuses nouvelles formalités pour les copropriétaires et propriétaires, tandis que les mesures d'encadrement participent à freiner la dynamique du marché locatif et continuent de faire augmenter les demandes de logements sociaux. Sur ce dernier sujet, la loi participe encore au désengagement de l’État en mobilisant les bailleurs en partie à la place de celui-ci. Enfin, le manque de dispositions dynamisant la construction pousse la gouvernement Valls, succédant à celui de Jean-Marc Ayrault, à vider en partie la loi de sa substance en plus de mettre largement en veilleuse l'encadrement des loyers et leur Garantie Universelle dont les champs sont considérablement réduits avant de tomber en désuétude. En effet, durant le premier trimestre d'application de la loi, selon la Fédération Française du Bâtiment, la mise en vente de logements neufs a baissé de près de 30%, le nombre de permis de construire accordés de 25%, tandis que le secteur aurait perdu plusieurs milliers d'emplois durant cette même période. Or, en dehors de la question purement spéculative liée à des investissements, souvent étrangers, dans les quartiers huppés des grandes métropoles, l'une des causes de la hausse des prix du logement est l’évolution de l'offre dans les zones tendues. De fait le paradoxe de la loi était sans doute de proposer une solution en annonçant vouloir construire 500 000 logements par an, tout en créant des dispositifs réduisant les possibilités d’y parvenir. À partir de là, et par l'encouragement de la création de logements sociaux intermédiaires (PLI et PLS) inclus dans la loi et initié depuis les années 2000, de nombreux ménages de la classe moyenne se sont tournés vers ces dispositifs, bien que là aussi, l'offre en la matière soit encore très insuffisante et pose de nouveaux problèmes, à la fois économiques et politiques. S'ils répondent à un besoin réel, leur qualité combinée à des prix très attractifs, créent une forme d'injustice au regard des prix pratiqués dans le locatif libre pour des prestations équivalentes sinon supérieures. Enfin leur déploiement tend à rendre ce marché de moins en moins social, même si leur poids n'augmente plus dans la production sociale depuis peu en dépit des incitations législatives[10] .

Ainsi, à l'aube du vote de la loi ELAN, et depuis son virage des années 1970, la politique du logement, comme celle qui couvre sa part sociale, suit donc plus ou moins toujours le même chemin : désengagement d'un État qui se consacre en priorité à l'édiction d'aides fiscales et de subventionq[11],  au détriment de la programmation globale de la construction, puis du logement social, soumission à la logique du marché et de la gentrification, comme particulièrement à Marseille, empilement infini de textes toujours plus complexes, création d'organismes au fonctionnement peu lisible, chimères de l'accession à la propriété des plus modestes avec les effets boomerang du surendettement et des malfaçons rédhibitoires dans le bâti à très bas prix, et vente et destruction d'une partie du parc social sans reconstruction équivalente ni réhabilitation suffisamment efficiente pour éviter les drames. On note par ailleurs un transfert progressif et proportionnel de la part des offices HLM du public, OPH (Office Public HLM), vers le privé, ESH (Entreprises Sociales pour l'Habitat, ex SA HLM). Ainsi en 2000, les OPH représentaient environ 2 millions de logements contre 1,6 millions pour les ESH, alors que le chiffre est quasiment équivalent aujourd'hui avec 51% des 4,6 millions de logements sociaux gérés par les OPH contre 49% par les ESH[12].

UN ELAN BRISÉ ? La loi ELAN, plutôt que de corriger cette logique, va la faire entrer dans une nouvelle dimension où la financiarisation va de pair avec le désengagement de l’État, non sans encore prétendre à de louables desseins. Ainsi, comme souvent, les objectifs affichés par la loi poursuivent tous des buts respectables en relation avec de réelles problématiques. Si on évacue le versant numérique de la loi, les intentions du législateur seraient donc les suivantes : « accélérer l’acte de bâtir en simplifiant les normes de construction et les procédures administratives », « soutenir et encourager la production de logements » et « libérer les innovations dans le domaine du logement et la créativité des constructeurs ». Ces points sont ensuite regroupés en 3 grands chapitres ainsi libellés : « construire plus, mieux et moins cher pour provoquer un choc d’offre », « répondre aux besoins de chacun et protéger les plus fragiles », « améliorer le cadre de vie ».

Les mesures envisagées dans l'optique de cette fameuse construction plus rapide, plus efficiente et moins chère se déclinent en plusieurs dispositifs ici énoncés :
  • Des libérations du foncier, notamment public, surtout en zones tendues, et de grands programmes immobiliers (voir la loi de finance 2018 et les incitations pour vente de terrain à bâtir, fidèles aux dispositifs fiscaux introduits depuis la loi Barre de 1977).
  • La création de deux nouveaux mécanismes : les contrats de Projet Partenarial d’Aménagement (PPA) visant à définir un projet de territoire comprenant des objectifs de production de logements et l'extension des partenariats (avec le privé notamment) et les Grandes Opérations d’Urbanisme, ouvrant la possibilité pour une commune de confier la maîtrise d’ouvrage des équipements publics à l’intercommunalité (mouvement déjà enclenché par la loi Duflot par ailleurs).
  • Des changements et facilitations des règles d'urbanisme pour la transformation de bureaux en logements (surtout sociaux).
  • Une accélération des procédures contentieuses (qui risque de se heurter à la situation effective de l'institution judiciaire).
  • Une volonté (la énième) de l'État de se contenter de fixer les objectifs de logements en laissant davantage de latitude aux constructeurs.
  • Des modifications du code de la construction, notamment en allégeant certaines exigences en termes d'adaptabilité des logements au prétexte d'une meilleure réponse à la demande, comme nous le verrons plus loin.
 

Le premier volet, largement développé dans le texte de la loi, ne peut manquer de laisser sceptique, même s'il propose quelques avancées en théorie, comme celle concernant la transformation de bureaux en logement, pourtant déjà pratiquée de manière conventionnelle. À l'évidence, outre la création de nouvelles usines à gaz, la puissance publique veut ici se focaliser sur l'imposition d'objectifs dont les modalités seront davantage de la responsabilité des constructeurs. Cela obligera ces derniers à eux-mêmes se plonger dans un conséquent travail d'édiction normative, d'autant plus que la loi prévoit également, outre une concentration dans le logement social que nous approcherons plus loin, la transformation de certains groupes de logement social en SAC (Société Anonyme de Coordination), dans l'esprit du mutualisme bancaire des Caisses d’Épargne appliqué au logement social, qui, en connectant davantage les groupes à l’État, leur imposera de porter un plus lourd fardeau tout en renforçant leurs responsabilité vis-à-vis de celui-ci.

Cela ne permet toujours pas vraiment de construire plus, mieux et moins cher. Pire, ces mesures, mises en relations avec la Réduction de Loyer de Solidarité et la hausse de la TVA figurant dans la loi de finances 2018, font naître un paradoxe à la limite du kafkaïen. La RLS, qui a agité l'actualité lors de sa présentation, consiste en une baisse des APL d'un montant moyen de 5 euros par foyer. Ayant provoqué des cris d'effroi à gauche, cette baisse des APL ne sera finalement pas effectivement supportée par les locataires comme envisagé dans le texte initial, mais par les bailleurs qui devront ainsi baisser d'autant leurs loyers comme le précise la loi de finances pour 2018. Ajoutée à la hausse de la TVA, cette mesure devrait gréver la capacité d'investissement des bailleurs sociaux d'environ 1,5 milliards d'euros, soit un peu moins de 10% des 17,5 milliards d'aides publiques qu'ils reçoivent[13]. Si la date d'application de cette mesure est encore en cours de négociation et même si des mécanismes de péréquation sont prévus entre les organismes qui ont beaucoup de locataires tributaires des APL et les autres, elle se heurte frontalement avec les possibilités de construction, mais aussi de réhabilitation de logements insalubres ou d'ensembles immobiliers anciens, d'autant plus que certains groupes de logement social ont, par définition, essentiellement des locataires bénéficiant des APL.

Il faut donc se reporter à d'autres mesures de la loi pour envisager cette croissance de la construction dans une vision plus économique. C'est alors que la baisse des exigences normatives entre en jeu. L'adaptabilité, notamment à l'égard des personnes en situations de handicap, n'est plus systématique et l'élaboration de solutions de logements plus précaires, notamment pré-fabriquées, se voit encouragée. Le danger saute alors aux yeux. En plus de faire reculer l'attention aux personnes handicapées, ces dispositions ouvrent la voie à des logements dont la pérennité interroge.

Si de telles solutions peuvent être envisagées pour pourvoir au manque flagrant de logements étudiants ou saisonniers, d'autant plus que les pré-fabriqués en module bois qui se développent apportent quelques garanties[14], se pose la question de leur détournement dans une optique d'habitat permanent et d'adaptation de celui-ci à l'environnement urbain. Toujours est-il que certaines erreurs de l'époque du logement gadget (Borloo, Boutin) semblent à nouveaux pointer leur nez.

Sur le chapitre purement dédié au logement social, de larges pans de la loi sont consacrés à la question de la concentration des entreprises du secteur. Celle-ci, par la mutualisation des pratiques et le développement de la co-construction, peut effectivement être génératrice d'économies d'échelle permettant de répondre à l'idée de construire plus, mieux et moins cher. Dans les faits, elle sert avant tout les principaux groupes privés du secteur qui seront amenés à absorber les petits opérateurs déjà largement fragilisés par l'annonce du RLS et la faiblesse structurelle de leurs fonds propres. Cette crainte est néanmoins à relativiser sachant que les négociations autour de la loi ont grandement limité cette concentration puisque la notion de « groupe » est ramenée à toute entreprise assurant la gestion de 12000 logements, contre 20 000 au départ. Ces mesures visant à la réduction du nombre d'opérateurs dans une démarche de concentration suscitent néanmoins un certain nombre de craintes qui ne peuvent être négligées. La plus évidente d'entre elles tient en une aggravation de la fracture territoriale par une gestion plus jacobine. Nous sommes là face à un nouveau paradoxe de la loi qui fait mine de s'intéresser à la notion très tendance de « territoires » tout en prenant le risque d'un éloignement des centres de décision par rapport au terrain. Ceci pourrait effectivement avoir des conséquences désastreuses dans un secteur qui devrait au contraire se rapprocher de ses utilisateurs pour œuvrer en faveur d'une cohésion sociale déjà largement mise à mal. La réalité de la loi, comme du fonctionnement de certains des opérateurs limitent néanmoins cette inquiétude, un certain nombre de bailleurs l'ayant anticipé. Le législateur pointe la nécessité de conserver le maillage territorial des organismes locaux, tandis que la tendance de certains groupes va autant dans le sens d'une augmentation de leurs agences que d'un maintien de leurs filiales dans un fonctionnement de plein exercice. Mais cette concentration est aussi politiquement motivée par des questions de fonds propres. Alors que la RLS, on l'a vu, porte atteinte à la capacité d'investissement des bailleurs, celle-ci est également affectée par les exigences du PNRU. Ainsi, selon l'USH, 65% de l'investissement total du programme porte sur le logement social dont le financement « repose sur 22% de subventions de l'ANRU (7 Md€), 10% de subventions des collectivités locales (3 Md€), 65% d'emprunts et fonds propres des bailleurs sociaux maîtres d'ouvrage (21 Md€) et de 2% d'autres ressources. Les fonds propres investis par les bailleurs sociaux sont estimés à plus de 3 Md€ ». Ces 3 milliards d'euros témoignent de l'effort supplémentaire constant qui est demandé aux bailleurs, sachant qu'en 2006 ce chiffre ne dépassait pas 1,5 Md€[15].

Enfin, en dehors d'autres dispositifs que nous ignorerons ici, la loi ELAN, comprend un certain nombre de mesures visant, encore une fois, à fluidifier la vente de pans entiers du parc social. Il s'agit d'un message clair à destination des bailleurs pour les inciter à trouver eux-mêmes leurs futures sources de financement pour contrebalancer la constante volonté de désengagement de l’État, les effets du RLS et de la hausse de la TVA, comme de la baisse continue des aides à la pierre. Si le système effectivement prévu par la loi est plus complexe que l'énoncé succinct que nous en faisons ici, prenant notamment en compte le type de communes au regard de la tension immobilière qu'elles subissent et de leur réponse aux critères SRU, il n'en poursuit pas moins une fuite en avant inquiétante entamée depuis la loi Barre. Pour justifier sa volonté, le législateur annonce que la vente d'un logement permettra d'en financer entre deux et trois. Cela reste à voir avec l'expérience.

Cette question cristallise à juste titre les inquiétudes. Trois pays ont déjà été en ce sens en Europe : l'Angleterre, l'Allemagne et les Pays-Bas. Dans ces trois pays, qui ont adopté des stratégies différentes, on constate une baisse plus ou moins nette du parc social, même si les différences liées au mode de financement de celui-ci ne rendent pas forcément la comparaison pertinente. En Allemagne, l'accession à la propriété n'a pas été une des priorités du dispositif. Il s'agissait davantage de désendetter les communes et les ventes se sont réalisées en grande partie au profit de fonds d'investissement. En Angleterre et aux Pays-Bas, les ventes se sont faites à la découpe et auprès de particuliers, sans forcément encourager la mixité sociale, ni un investissement équivalent dans le parc[16]

Cette mixité sociale, aussi souvent appelée, en dépit des multiples textes voulant la canoniser, restera encore le parent pauvre de la loi, en dépit de l'encouragement (déjà lancé en 2014) en faveur du logement intermédiaire et de son intégration dans des zones paupérisées.

Au final l’État affirme plus que jamais sa volonté de s'extirper du financement du logement social, préférant laisser les bailleurs trouver eux-mêmes la manne le permettant, ou les ponctionnant directement en inversant radicalement le modèle établi durant l'après-Seconde Guerre Mondiale, introduisant ainsi son entrée dans un monde de financiarisation tant par les ponctions opérées par la RLS que par la possible entrée en jeu d'investisseurs privés dans la vente d'une partie du parc. Le logement social subit la confrontation de deux visions politiques et économiques radicalement opposées se rapportant aux méthodes de résolution de la crise du logement. La vision libérale affirme que le parc HLM, particulièrement en zone tendue, du fait des préemptions de terrain, participe à la hausse du coût du logement en raréfiant l'offre privée, tandis que les aides directes type APL amplifieraient ce mouvement et limiterait la mobilité des habitants en plus de représenter un coût considérable pour les finances publiques. La vision inverse est de considérer que le manque de logement social et l'engorgement du locatif libre, participent par la simple loi de l'offre et de la demande à renchérir encore le second, tandis que les aides individualisées constituent un bol d'air en diminuant la part du logement dans les dépenses contraintes des ménages. Dans tous les cas, la question est de savoir si oui ou non, le logement social doit rester un symbole du modèle social français, ou si ce modèle est voué à disparaître au profit d'une approche libérale à l'anglo-saxonne. Un indice figure peut-être dans le rappel qu'en 30 ans, seuls deux Présidents de la République (socialistes) ont honoré de leur présence le congrès annuel de l'Union Sociale pour l'Habitat, la grand-messe annuelle de la profession. François Mitterrand en 1989 et François Hollande en 2015. Le HLM, fierté d'une médaille à multiples revers de l'ère gaulliste, est devenu l'un des miroirs de l'évolution d'une société où la cohésion sociale se délite, creusant le fossé entre un État démonétisé et perdant de vue son essence et un peuple exprimant son sentiment d'abandon par une contestation multipolaire actuellement traduite par le mouvement des Gilets jaunes.

Benjamin Sire est compositeur et journaliste. Citoyen successivement engagé au sein de plusieurs collectifs politiques, il écrit également régulièrement sur le logement social pour des organismes du secteur.

Son dernier EP s'intitule « CINEMATIC A » (Chancy Publishing, 2018). [1] Si le logement n'est pas expressément cité dans les alinéas 10 et 11, leur formulation l'induit implicitement : Alinéa 10 : « La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. »Alinéa 11, première phrase : « Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. » [2] Les dépenses contraintes, ou dépenses pré-engagées selon l'Insee, considèrent les dépenses liées au logement, aux assurances obligatoires, les dépenses de télécommunication, informatique et télévision et les dépenses de cantine scolaire. L'étude de l'Insee de décembre 2017 note l'évolution peu soutenable des dépenses de logement dans cet ensemble, celle-ci représentant en moyenne 23 % de l'ensemble des dépenses des ménages, avec de fortes disparités en fonction du niveau de revenu. Ainsi selon cette même étude dans son analyse par le Centre d'Observation de la Société, le poids du logement serait de 42% pour les 10% des ménages les plus pauvres (une fois les aides type APL déduites) le plus souvent titulaires de logements sociaux, contre 18% en moyenne et 10% pour le décile concernant les plus hauts revenus. [3] 65% du parc social a été construit entre 1946 et 1990, 21% entre 1991 et 2000 et 7% depuis 2011 (Chiffres 2017, source Union Sociale pour l'Habitat). [4] Source : Union Sociale pour l'Habitat. [5] Exposé des motifs de la loi du 3 janvier 1977. [6] Source : Conseil National des politiques de Lutte contre la pauvreté et l’Exclusion sociale, services du Premier Ministre. Analyse des principaux textes législatifs sur le logement, chapitre dates clés de 1894 à 1982. [7] Notamment une étude de l'institut Louis Harris de 2004 sur « l'opinion des locataires sur l'accession à la propriété ». Le chiffre de 70% de sondés souhaitant devenir propriétaires a été extrapôlé par Gilles de Robien à partir d'une autre question du sondage, tandis que la question directe quant au souhait de devenir propriétaire ne recueillait que 48% de réponses favorables. [8] Un mouvement en hausse continue arrivant en 2017, à une part de 87% de CDD dans les nouvelles embauches. Source INSEE. [9] Outre l'effondrement des immeubles de la rue d'Aubagne à Marseille en novembre 2018 , on se souvient du drame de la rue Papillon à Paris en 1995 et d'autres, comme rue Gabriel Péri, toujours à Paris, en 2016, en raison de la vetusté. [10] En 2016 le prix moyen du loyer d'un logement de 70m2 était de 430 euros dans le social PLAI contre 620 dans le PLI. Les PLI représentent environ 900000 logements en France. Quant aux PLS, entre intermédiaire et social, leur part était de l'ordre de 30% dans les nouveaux logements financés au début des années 2000, avant de revenir autour des 20% depuis 2008. Source : Union Sociale pour l'Habitat [11] Comme les prêts et dispositifs d’Action Logement, les Prêts d'accession sociale, les prêts de la CAF à l'amélioration de l'habitat, les Prêts d'épargne logement, etc. [12] Source USH [13] 8 milliards d'aides personnelles et 9,5 milliards d'autres aides aux organismes. [14] Comme la résidence étudiante Docteur Billard à Reims ou celle de Gif sur Yvette à côté de Supelec [15] Rapport USH, Le HLM en chiffres 2017 [16] En Allemagne, le parc social ne représente plus que 4% de l'ensemble des logements, contre environ 17% en France. Une politique massive de vente du parc a été amorcée par blocs entiers au début des années 1990. C'est ainsi près de la moitié du parc qui a été cédé, notamment à Berlin où celui-ci est passé de 480000 à 260000 entre 1993 et 2005. Ces ventes se sont faites essentiellement au profit de fonds d'investissements. Le but était de désendetter les communes qui, contrairement à la France, ont directement la main sur ce domaine. En Angleterre, comme aux Pays-Bas, ce sont les locataires qui, depuis l'administration Thatcher, ont été encouragés à racheter leurs logements à très bas prix. (Sources  Dialogue Proposals, stories for global citizenship )