Sylvie Taussig - 29 Jan 2019

Identités et systèmes de valeurs

Islamophobie genrée et pensée décoloniale

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Sylvie TAUSSIG, ancienne élève de la rue d’Ulm, est chercheuse au CNRS et à l’Institut français d’études andines. Spécialiste de l’histoire des idées au 17ème siècle et des processus de sécularisation, elle effectue actuellement une mission longue en Amérique latine afin d’étudier les rapports entre politique et religion et constituer notamment une cartographie de l’islam en Amérique latine et aux Caraïbes.

  Ce qui est construit et fait son chemin dans les sciences sociales dans les Amériques (depuis le Canada anglophone) sous l’expression d’« islamophobie genrée[1] », soit discrimination, violence et haine auxquelles seraient spécialement confrontées les femmes musulmanes se pose de façon aiguë en Amérique latine : il s’agit cependant moins d’une réalité sociale que d’une construction conceptuelle d’un mouvement à la fois universitaire et militant, la pensée décoloniale. L’objet de ce courant qui rassemble des spécialistes de différents champs n’est pas d’abord et principalement l’islam, mais il est venu à à développer une acception singulière de l’islamophobie[2]. Je retracerai les étapes de la construction de cette notion pour la pensée décoloniale à partir d’un retour sur l’histoire de la Conquista de façon à mieux comprendre les recompositions actuelles de la politisation de l’islam.

I La théorie décoloniale et l’islamophobie



Marquant ses distances par rapport à la pensée postcoloniale[3] suspectée de s’en tenir à un projet de « désoccidentalisation[4] » en miroir du projet de domination occidentale, et cela sur la base de références philosophiques « occidentales », l’école latino-américaine de la pensée décoloniale constitue une voie singulière. Pour une part enracinée dans la relecture de l’histoire de ce qu’on appelle l’Amérique du sud et les Caraïbes, elle prétend mesurer les conséquences de la Conquista, non pas seulement sur les Amériques mais dans l’histoire du monde. Les grands noms de ce courant[5], rassemblés dans les années 2000 par le Groupe Modernidad / Colonialidad sont (la liste n’est pas exhaustive) Enrique Dussel, Anibal Quijano, Edgardo Lander, Boaventura de Sousa Santos, Walter Mignolo, Santiago Castro-Gomez, Ramón Grosfoguel, Catherine Walsh, Maria Lugones et Nelson Maldonado-Torres. Sans entrer dans le détail des apports spécifiques de chaque penseur, je vais globalement (un peu cavalièrement) élaborer ce que serait leur position commune, pour donner à comprendre le sens que prend la notion d’islamophobie dans le cadre de cette théorie. Pour déconstruire le « mythe occidentalocentrique » d’une modernité linéaire et auto-instituée (de la Grèce et Rome aux Lumières et à la Révolution industrielle), ils proposent comme origine à la modernité « occidentalocentrique »la date de 1492, quand, avec la « découverte » du Nouveau Monde, l’Europe devint le « centre » du monde, grâce au contrôle des routes de commerce et l’imposition du « système-monde moderne/colonial ». Or, cette date de départ est aussi celle de la fin de l’islam dans le royaume d’Espagne « très catholique ». Colonie et islam ont ainsi un rapport consubstantiel. Pour Ramón Grosfoguel[6], dans un article qui par ailleurs se termine sur une vigoureuse défense de Tariq Ramadan, c’est « à partir du moment où la relation impériale entre les empires européens et les empires islamiques se transforma en une relation coloniale [que] les peuples qui jusque-là avaient été considérés comme des peuples païens furent rabaissés au niveau des animaux (xvie et xviie siècle) ».
Ces auteurs qui revisitent l’ensemble de l’historiographie à la lumière de cette interprétation[7] s’emploient à démontrer par quelle opération, conceptuelle et idéologique, les peuples latino-américains ont été assimilés aux morisques et aux juifs.
La « pureté de sang », phénomène qui apparaît dans le contexte de luttes religieuses, est une représentation qui sous-entend que les idées et les pratiques religieuses, comme la culture, se transmettent par le sang. Il se passe exactement la même chose avec l’idée de race après la colonisation des autochtones en Amérique : ce sont des déterminations raciales qui font des Indiens, des Noirs et des Métis des êtres d’une culture inférieure, ou incapables d’accéder à une culture supérieure. Eh bien, c’est cela la « race », l’association entre biologie et culture[8].
Définissant le « racisme » culturel inhérent au projet et explicité par Las Casas, les auteurs décoloniaux (mutatis mutandis) s’accordent pour dire que, les religions non chrétiennes une fois infériorisées (islam et judaïsme), les êtres humains qui les pratiquaient furent à leur tour infériorisés. « Les peuples qui se trompaient de Dieu devinrent rapidement ceux qui se trompaient de Dieu parce qu’ils étaient, précisément, racialement inférieurs[9]. » Les religions des Indiens[10] furent essentialisées (au titre du paganisme ou de la superstition). La définition de peuples inférieurs servit à légitimer la traite et l’esclavage, les Indiens étant soumis à l’encomienda (forme de travail forcé semi-féodal utilisé contre les morisques pendant la conquête d’Al-Andalus), tandis que des Africains étaient transportés massivement pour servir d’esclaves dans les plantations et les mines[11]. La colonialité est l’opération qui, forte de la victoire théorique de Las Casas, travestit le racisme sous d’autres formes[12] et décrète les êtres inférieurs au titre de leurs coutumes et religions. Plus tard, ces mêmes êtres seront jugés incapables des Lumières. « Le racisme et la discrimination ethnique, originellement inventés en Amérique, et par la suite reproduits dans le reste du monde colonisé, sont devenus les fondements d’un rapport de pouvoir très spécifique entre l’Europe et les populations du reste du monde[13]. »
Au xixe siècle, alors que les Indépendances, conduites contre la monarchie espagnole par les Blancs pour le profit exclusif de ces derniers, durcissaient encore la hiérarchisation raciste/classiste dans une lecture sécularisée et désormais raciste (au sens biologique et non plus culturel du fait de l’essor des sciences), musulmans et juifs, dépouillés de leur identité religieuse, devinrent des « sémites ». Le scientisme, porté des deux côtés de l’Atlantique, transforme l’infériorité culturelle en infériorité raciale. Puis, dans la seconde moitié du xxe siècle, par un nouveau retournement, lié aux décolonisations et au grand repentir occidental, le racisme racial redevient un racisme culturel. L’islamophobie est finalement le nom que prend aujourd’hui la lutte pour l’hégémonie[14] ; elle est la ressource conceptuelle pour assurer l’hégémonie du « système-monde ». Le fait que certains voient dans l’islamophobie une critique légitime de la religion sans lien avec un quelconque racisme est ici renvoyé au déni ou plutôt à cette « hubris du point zéro » de l’épistémologie occidentale (selon l’expression de Santiago Castro-Gómez[15]), incapable de se penser elle-même comme conditionnée et localisée, et à une superstructure : le sujet européen se caractérise, à son insu même, par sa constitution coloniale inhérente. Aucun argument tendant à nier la pertinence du thème de l’islamophobie n’est donc recevable, ou du moins il est attribué à un refoulement et à un impensé[16].
Selon la pensée décoloniale qui veut « décoloniser la philosophie », pour que Descartes puisse dire « cogito ergo sum » il faut que l’homme occidental, blanc, chrétien, etc., ait dit « conquero ergo sum », selon E. Dussel (1994). L’impérialisme et la déshumanisation de l’autre sont non pas des dégâts collatéraux de la montée en force de l’universalisme et de la rationalité de l’Occident mais son ADN ; pour Dussel « ce processus s’établit en relation avec une altérité niée, celle de l’indigène[17] ». À la fois la christianisation coloniale et sa sécularisation sous forme de sécularisme scientiste procèdent au même « épistémicide[18] »et « spiritualicide[19] », l’extermination de la spiritualité et de formes de connaissances non occidentales. Cet épistémicide, qui a permis la colonisation des esprits et des corps des sujets coloniaux, est le « point zéro » de l’affirmation de neutralité épistémologique de la prétendue universalité (et de la laïcité qui va avec).
Selon la théorie décoloniale, la « colonialité du pouvoir » ne s’achève pas avec le colonialisme : au contraire, elle se renforce avec le « système-monde » dans le capitalisme moderne qui impose une classification raciale-ethnique des gens sur la base de ses structures de travail[20] et selon des conceptions globales impériales articulées à la production et à la reproduction simultanée de la division internationale du travail entre centres et périphéries[21]– exportation de matière primaire pour les populations infériorisées, transformation industrielle pour les « Européens », soit les populations d’origine européenne dans toutes les parties du monde, lesquelles bénéficient des privilèges de la suprématie blanche par rapport aux populations d’origine non-européenne (européens d’Amérique du Nord, euro-latino-américains, euro-australiens, etc[22].).
Dans le cas des pays qui se sont constitués dans l’Amérique dégagée du colonialisme ibérique […], ceux qui réussissent à prendre le contrôle du processus de la constitution de l’État forment, d’une part, une petite minorité d’origine « européenne » ou « blanche », comparée à l’écrasante majorité des « Indiens », des « Noirs » et de leurs « métis » correspondants. D’autre part, les « Indiens » étaient majoritairement des serfs, et les « noirs » […] étaient des esclaves. Autrement dit, ces populations ont été non seulement juridiquement et socialement empêchées de prendre part à la génération et la gestion du processus de la constitution de l’État […]. La société a continué à être organisée selon le modèle de pouvoir produit sous le colonialisme. C’était donc encore une société coloniale en même temps et dans le même mouvement historique qui voyait le nouvel État devenir indépendant, se former et se définir. Ce nouvel État était indépendant du pouvoir colonial, mais, simultanément, en tant que centre de contrôle du pouvoir, il était une expression étroite de la colonialité du pouvoir dans la société[23].
Selon nos auteurs, le système-monde occidentalocentrique/christianocentrique moderne/colonial capitaliste/patriarcal[24] se fonde en bonne part sur l’association, dans l’imaginaire des populations « européennes », des musulmans avec les sujets coloniaux des empires occidentaux. L’islamophobie qui prédomine nécessairement et structurellement dans la pensée culturaliste appelée « Occident » du fait de l’équivalence, présente in nuce dans le système-monde entre Indiens et musulmans pourrait en venir à désigner à la rigueur toute forme de subalternisation et d’infériorisation créée par ladite hiérarchie religieuse christiano-centrique et ses formes sécularisées. Ce sont toujours des ex-colonisés qui sont les victimes de cette violence épistémique attachée à disqualifier les autres pensées et religions s’agissant d’avoir accès à l’universel. Ce n’est pas seulement que les images les plus anciennes contre l’islam sont arrivées dans le Nouveau Monde avec la Conquista : l’imbrication entre l’islamophobie et le racisme colonial va parfois jusqu’à une synecdoque, l’islamophobie venant à désigner le tout, et non plus la partie.
Cette assimilation de l’Indien et du musulman permet à des penseurs comme Dussel ou Grosfoguel, qui s’intéressent moins aux réalités musulmanes qu’aux penseurs qui font de l’islam une alternative à l’hégémonie de la pensée « européenne[25] », disant que le grand récit de la modernité, valant sortie de la religion, est un aspect culturaliste et spiritualicide, de dépasser le postcolonialisme qui, à leurs yeux, ne fait que proposer de renverser les hiérarchies et dont les penseurs, afrocentristes, islamiques[26], indigénistes, voulant répondre au fondamentalisme eurocentrique, en sont finalement une forme subordonnée, théorisant un nouveau fondamentalisme dans la mesure où ils reproduisent des hiérarchies raciales, binaires et essentialistes[27].L’islam peut être une ressource contre la reproduction du fondamentalisme européen s’il est un islam qui ne le répète pas, notamment libéré l’emprise eurocentrique, laquelle est responsable des caractères impériaux de l’islam, dont le patriarcat. Aussi ces penseurs s’intéressent-ils de près auféminisme islamique et à son intersectionnalité.

II Théorie décoloniale, intersectionnalité et féminisme islamique



La rencontre entre le féminisme du « sud » et l’islam se manifeste avec éclat au printemps 2017, dans un cadre universitaire, les Segundos diálogos feministas de las periferias globales. Encuentro entre pensadoras musulmanas y feministas del Abya Yala[28] le 6 avril 2017, avec deux conférences : « Descolonizando los debatessobre el feminismo e Islam »et « Feminismos decoloniales e islámicos :producción de conocimiento y religión ». Le titre d’ensemble de l’événement fait référence au travail séminal de Francesca Gargallo, Feminismos desde Abya Yala (2012)[29], qui explore « l’existence de pensées féministes d’origine non occidentale, autrement dit qui n’ont pas été conçues depuis les fondements de la Modernité ».
Le terme d’Abya Yala (venant d’une langue indigène du Panama « terre dans sa pleine maturité » mais il y a plusieurs traductions qui sont autant d’interprétations) pour désigner l’Amérique a été revendiqué depuis 1977 par The World Council of Indigenous Peoples (WCIP)[30]et a été proposé en 1992, c’est-à-dire lors du 500eanniversaire de la découverte de l’Amérique, par Takir Mamani comme acte de résistance à la dénomination coloniale tirée du nom d’Amerigo Vespucci[31]. Le terme s’est répandu et a été adopté par des activistes[32], des écrivains et des organisations, ainsi que par certains universitaires[33] ; d’autres lui préfèrent celui de Nuestramerica (Notre Amérique) forgé par José Marti au xixe siècle[34]. C’est avec un côté imprécatoire (ou peut-être pour frapper l’attention ou méduser) que l’alliance de l’islam et de l’abya Yala est revendiquée par Sdenka Saavedra Alfaro, musulmane aymara et directrice de l’association des femmes musulmanes (association chiite) de Bolivie, soit un des pays où l’indigénisme est prôné par État sous la présidence d’Evo Morales[35].
Quant au  contexte universitaire de cette histoire intellectuelle[36], l’année 2017 est riche à Mexico de jonctions entre pensée décoloniale et féminisme islamique, puisque, le 7 avril 2017, Gabriela Ortuño modère une rencontre entre deux générations d’universitaires, d’une part Enrique Dussel et, de l’autre, deux jeunes femmes, Karina Ochoa (qui a attiré l’attention de la communauté savant par un article qui fait date[37]), et Sirin Adlbi Sibai,une universitaire musulmane espagnole d’origine syrienne[38], autour de son livre La cárceldelfeminismo. Hacia un pensamiento islámico decolonial, du reste publié au Mexique (éditions Akal, 2016)[39]. Ici se trouvent réunis le vieux continent et le nouveau, en une nouvelle extension au féminisme islamique, actif à travers le monde majoritairement musulman notamment en Malaisie, mais également dans des pays non majoritairement musulmans, avec en tête l’Afrique du sud et l’Espagne.
Je ne sais si cette rencontre est ce qui lance un cours hebdomadaire organisé pendant deux mois, d’avril à juin 2017 dans le Centro de Investigaciones Interdisciplinarias en Ciencias y Humanidades (CEIICH) de l’UNAM par Andrea Meza Torres[40], et qui reçoit le même Enrique Dussel, Gilberto Conde, Amina Taslima et Reyna Carretero Rangel, sous le titre El diálogo interreligioso e intercultural desde una perspectiva decolonial. L’accent mis sur l’islam est fort puisque, alors que le cours se caractérise par le fait qu’il reçoit des acteurs religieux et des universitaires, relève de la première catégorie la cheikha d’une tariqa soufie de Mexico, Al Yerrahi, Amina Teslima al-Yerráhi (Edlín Ortiz Graham), une habituée des decolonial schools[41] et l’on note un cours sur Talal Asad[42], les autres interventions n’étant pas précisées[43].
Avant d’exposer les thèses de Sirin Adlbi Sibai, il convient donc de décrire la matrice féministe de cette rencontre et de reprendre la substance de l’article d’Ochoa qui propose un nouvel accomplissement de la thèse de la colonialité du pouvoir, et son renversement. En effet, partant des thèses de Breny Mendoza[44], la chercheuse mexicaine désigne la féminisation de l’Indien comme un des éléments centraux de la genèse de la colonialité : la déshumanisation de l’Indien a « pour axes centraux centrales la féminisation et l’usage de la violence misogyno-génocidaire contre les populations colonisées et conquises[45] ». Cette féminisation s’inscrit dans la logique de la construction d’un « moi » dominateur / conquistador qui a institutionnalisé les relations de subordination. Elle regrette que la misogynie fondamentale du projet civilisateur moderne-colonial soit laissée de côté par les penseurs décoloniaux du continent comme Dussel, Edgardo Lander ou Quijano. Si elle cite Nelson Maldonado-Torres(« la conquête de Notre Amérique est “comme une extension du viol et exploitation des femmes en temps de guerre” et la nécessité de prendre en compte, pour comprendre le processus colonial, “1) la sexualité masculine comme cause de l’agression ; 2) la féminisation des ennemis comme domination symbolique ; et 3) la dépendance dans l’exploitation du travail de la femme” »), elle voit dans le processus de féminisation de l’autre-colonisé non pas une conséquence, mais plutôt le fondement même de la colonialité « du système-monde moderne-colonialiste et de son ethos universalisant ». Pour elle, la misogynie est un élément substantiel de la violence génocidaire perpétrée contre les populations colonisées, « si bien que rendre visible la féminisation de l’autre/indien et la misogynie inscrite dans la violence génocidaire non seulement comme “codes de comportement”, mais comme éléments constitutifs de l’ethos colonial moderne, nous permet de comprendre les relations structurées par l’ordre colonial, car elles expliquent l’articulation transversale entre la condition de race et la condition de sexe-genre[46] ».
Le féminisme décolonial, introduit comme un nouveau pas dans l’univers de la pensée décoloniale, ne peut se passer de l’intersectionnalité, un concept créé par Kimberlé W. Crenshaw en 1989 comme une stratégie discursive pour « décentrer le féminisme occidental et désigner la nature imbriquée des structures et identités[47] ». Le « genre » devient une catégorie fondamentale pour déconstruire les concepts de neutralité, d’impartialité et de laïcité de l’État dans la mesure où, attirant l’attention sur les multiples niveaux d’oppression que subissent les femmes, il oblige à dénoncer la cécité à l’endroit des femmes de la théorie politique classique, dans laquelle le féminisme universaliste puise ses références et catégories, participant par là à l’épistémicide et à la reproduction du patriarcat[48]. Mettant en évidence que le « genre » interagit avec la race/ethnie, culture/religion, elle propose d’abandonner les catégories d’universalité, généralité et abstraction fondées sur la conception de l’individu comme être libre, autonome et maître de soi dans l’idée que ces catégories ne prennent pas en compte tous les facteurs qui, inter- et intra-agissant, transforment les identités des femmes.
Grosfoguel reprend à son compte, pour l’appliquer aux femmes musulmanes en particulier, le concept d’intersectionnalité« des différentes oppressions et fronts de lutte contre la colonialité impériale occidentale, contre le racisme des féminismes occidentalocentriques, contre les interprétations et pratiques patriarcales des imams et ulémas del’islam, contre les États néocoloniaux, contre les gauches occidentalisées, contre les colonialités internes dans leurs communautés et contre le racisme/sexisme hégémonique[49] », pour dire que c’est à ce racisme à visages multiples qu’elles sont confrontées au quotidien, « qu’elles vivent dans le Sud du Nord ou qu’elles fassent parties du Sud à l’intérieur du Nord ».
Nous arrivons ainsi à un autre moment important de la rencontre entre la pensée décoloniale latino et le féminisme islamique : la revue Tabula Rasa (de l’Université Colegio Mayor de Cundinamarca de Colombie) et son numéro 21[50] de 2016, consacré aux « Feminismos islámicos ». C’est dans ce numéro que le projet de combiner pensée décoloniale, intersectionnalité et féminisme islamique est le plus nettement posé, dans l’article de Sara Salem « Feminismo islámico, interseccionalidad y decolonialidad » : « Une autre façon pour l’approche intersectionnelle décoloniale de renforcer le féminisme islamique est de passer par la critique d’une ontologie individualiste libérale, car cette ontologie sous-tendrait le féminisme occidental, enchaîné à ses présupposés séculaires. La production intellectuelle décoloniale exige à sa place des ontologies plus radicales. Le féminisme islamique serait plus à l’aise dans les approches décoloniales intersectionnelles, même si l’intersectionnalité peut parfois reproduire une ontologie libérale et sécularisée[51] ».
Dans son introduction au volume, Grosfoguel associe l’infériorisation de l’islam et son prétendu mauvais traitement des femmes. Pour lui, le prétendu abus patriarcal et sexiste de la femme est utilisé comme un argument de racisme culturel ; l’oppression de la femme entre les mains des hommes participe de la conception du « peuple islamique » comme « inférieur » à l’Occident et sert à démontrer le caractère non civilisé de ses valeurs et comportements. Grosfoguel rejoint ici ceux qui accusent le féminisme séculier d’être un champ particulier d’expression de la violence du projet « épistémicide ».
Pour Elina Vuola, le féminisme séculier refuserait de voir que les femmes sont particulièrement religieuses[52], tout en réservant la religiosité aux femmes musulmanes comme signe de leur infériorisation et décrétant qu’elles sont dépourvues d’« agency ». Selon elle, ce préjugé repose sur la vision téléologique selon laquelle une société progressiste doit évoluer de la religiosité vers le sécularisme[53]. Elle rejoint ainsi les militantes du féminisme islamique qui, se sentant exclues du féminisme séculier parce qu’il rejette toute version non libérale du féminisme, excluent à leur tour le féminisme séculier de ce que serait le féminisme authentique, en le taxant de patriarcal, c’est-à-dire colonial et orientaliste ; dans cette vision, le féminisme séculier, faute d’être intersectionnnel, revient à museler et invisibiliser les femmes. Ainsi le féminisme dit séculier est-il un outil important de la colonialité du pouvoir. Quant au patriarcat musulman, il serait une pure conséquence du patriarcat « européen » du fait que les sujets colonisés et subalternisés reproduisent la matrice en une forme d’auto-annulation[54].
L’introduction de Grosfoguel évoque le difficile combat des femmes musulmanes pour sortir des « différents abîmes d’oppression », mais souligne comment elles sont exemplaires dans la conjonction de leur « posture anti-impérialiste concomitante à la lutte contre le patriarcat raciste hégémonique de l’homme blanc et le patriarcat subalternisé des hommes colonisés dans un monde raciste, colonial et multi-patriarcal[55] » (année, page). Il dit son admiration envers ces femmes, qui doivent être suprêmement armées au plan intellectuel et en termes de courage individuel, pour argumenter contre « la colonialité impériale, l’eurocentrisme des féminismes occidentalocentriques » et critiquer aussi bien le patriarcat impérial des hommes occidentaux colonisateurs que le patriarcat opprimé des hommes colonisés. C’est cette préparation mentale et intellectuelle impliquant la connaissance de différentes traditions spirituelles et épistémiques que « les féministes occidentalisées, avec leur arrogance impériale, leur paternalisme raciste et leur ignorance coloniale ne peuvent pas comprendre et encore moins imaginer »(p.22). Leur effort pour maintenir une critique multiple « contre l’occidentalisme, l’orientalisme, l’occidentalocentrisme internalisé jusque dans la tradition musulmane après un grand nombre de siècles de colonisation (qui a modifié à bien des égards la théologie musulmane), contre le patriarcat raciste des hommes blancs impériaux et contre le patriarcat des hommes colonisés »(p.22) les rapproche des multiples oppressions que vivent les femmes de couleur dans d’autres parties du monde. « Les “féministes islamiques” ressemblent énormément aux femmes noires, indigènes, métisses, africaines et asiatiques. » Au-delà des différences en termes de « cosmovision[56] », de pensée critique et de stratégies de libération qui s’expliquent par « les différences en termes d’histoires locales, d’histoires coloniales/impériales, épistémologiques et de patriarcats, les féministes islamiques sont un modèle en ce que, loin de se tenir à une posture d’“anti”, elles produisent une pensée novatrice à l’intérieur de l’islam qui génère des horizons utopiques de libération et de décolonisation pluriverselles ».
L’exaltation du féminisme islamique permet à Grosfoguel d’armer son attaque contre les « féministes de la différence »,« parisiennes » qui se sont rangées du côté de l’État colonial/patriarcal des hommes blancs français contre les femmes musulmanes. Je cite longuement le texte :
La limite du féminisme de la différence fut la différence que représente une femme musulmane. Cette différence constitue non seulement une « différence coloniale », mais une « domination coloniale » où les féministes occidentales sont complices de leurs États patriarcaux / impériaux de l’oppression des femmes du tiers monde au sein même du premier monde. Ce type de différences et de débats est également reproduit en Amérique latine entre les féministes occidentales blanches / métisses et les femmes autochtones quand les premières essaient d’imposer à ces dernières leurs théories, formes de vie et stratégie de libération. Les agences de coopération internationale des États impérialistes occidentaux imposent l’utilisation du terme « féminisme » à travers le chantage des fonds de coopération. Derrière cela, il y a l’imposition d’un programme impérial / colonial qui ne correspond pas aux besoins des femmes musulmanes dans les pays néo-colonisés. Le terme « féminisme » n’est pas autochtone pour les mouvements des femmes musulmanes. Pendant ce temps, d’autres « féministes islamiques » comprennent la modernité comme un projet de civilisation coloniale et, par conséquent, revendiquent une critique radicale de la modernité eurocentrique, générant une autonomie épistémique et organisationnelle des projets féministes occidentaux. La question cruciale pour un projet décolonial est de savoir quelles questions sont traitées. Est-ce que l’islam répond aux questions de l’Occident impérial ou pose-t-il ses propres questions sur les problèmes et défis particuliers des femmes musulmanes et leurs visions du monde de l’oppression patriarcale dans un contexte d’oppression coloniale/raciale ? La réponse à cette question divise le féminisme islamique entre les propositions coloniales de subordination, d’assimilation et d’imitation de l’Occident et les propositions décoloniales invitant à aller au-delà de l’occidentalocentrisme vers un monde où la multiversité / pluriversité serait possible au sein du féminisme. En ce sens, les fondamentalistes du tiers-monde sont, épistémiquement parlant, des variantes du fondamentalisme eurocentrique. Les fondamentalistes du tiers-monde, y compris le fondamentalisme islamique, sont des créations du fondamentalisme eurocentrique, non seulement parce que la plupart ont été créés financièrement et militairement par l’Occident, mais parce qu’épistémiquement ils reproduisent les binaires (sic) eurocentriques en les inversant. Les fondamentalistes du tiers-monde sont des variantes du fondamentalisme eurocentrique, c’est-à-dire qu’ils sont eurocentriques. Ils ne déplacent pas le binaire pour montrer qu’il existe un « féminisme islamique » ou des « conceptions, depuis l’islam, de la libération des femmes », qu’il existe des concepts et des pratiques qui produisent la « démocratie islamique » et qu’il est possible de penser une « économie islamique », même si elle n’est pas aujourd’hui dans le monde une forme hégémonique. Les féministes décoloniales (qu’elles soient de tradition musulmane ou autre) déplacent les binaires eurocentriques en concevant une lutte contre l’oppression patriarcale des femmes en la rattachant toujours par principe à l’anticolonialisme, à l’anti-impérialisme et à l’anti-racisme. Dans sa pratique décolonisatrice, l’herméneutique féministe propose le développement d’une généalogie de la colonialité à partir du religieux, autrement dit une analyse historique des paradigmes discursifs prédominants[57].
Nous sommes devant une introduction bien singulière dans la mesure où Grosfoguel, tout en affirmant ne pas s’y connaître, se livre à une exégèse dogmatique de théologie musulmane où il détache notamment l’islam du christianisme en affirmant que le Coran ne génère pas une religion du livre et insère des considérations politiques antisionistes dans sa généalogie de « l’islamophobie »référée au contexte d’« une alliance impérialiste entre États-Unis, Israël et l’Arabie saoudite ». Il poursuit dans une veine conspirationniste : « La récente attaque de Paris démontre que le réseau continue à fonctionner puisque les attaquants se sont identifiés comme membres d’Al-Qaeda. Les quatre attaques revendiquées par Al-Qaeda dans des territoires métropolitains constituent donc un événement suspect quand on analyse à qui elles ont profité et quelles politiques impériales ont parrainé ces attaques. Indépendamment du débat autour de la question de savoir qui sont les auteurs institutionnels, intellectuels et financiers de ces attaques, si elles sont ou non produites par les services secrets (por las agencias de inteligencia) du bloc impérial. »
Pour finir, après avoir défini les différentes articulations de l’islamophobie genrée et instruit le procès de la laïcité française, il conclut par une distinction philosophique entre égalité et justice, et prône la vision philosophique du Coran parce qu’à la justice il préfère l’égalité. Il s’agit de briser la domination épistémique des connaissances occidentales (ici la tradition philosophique qui ordonne l’égalité à la justice) que ce racisme épistémique qu’est l’islamophobie exerce sur les connaissances musulmanes et surtout celles des femmes.
Le volume 21 de Tabula rasa révèle clairement la façon dont le savoir sert ici des objectifs politiques[58]. L’introduction évoque Decoloniality Europe[59], une méta-organisation d’organisations décoloniales « composée de sujets coloniaux (mais sans exclusive) des différents empires européens résidant en métropole ». L’objectif affiché de cette organisation para-universitaire est de « décoloniser l’Europe » en même temps que le reste du monde et de construire ainsi une nouvelle « civilisation planétaire selon les principes de justice sociale, de démocratie décoloniale et d’économies autres ».Et de citer trois cours d’été organisés par Decoloniality Europedans le cadre de l’institut Diálogo Global[60] (1) Black Europe Summer School (Amsterdam), 2) Decolonizing Knowledge and Power Summer School (Barcelone) et 3) Critical Muslim Studies (Johannesbourg/ Grenade) « en vue de former des cadres et de produire des connaissances sur trois thèmes d’importance vitale pour le projet politique décolonial de Decoloniality Europe : l’Europe noire, l’Europe musulmane et la décolonisation du pouvoir et du savoir ». Les mêmes acteurs se retrouvent dans une initiative sud-africaine, CriticalMuslimStudies, emmenée par Farid Esack[61].
Le volume contient un article de Sirin Adlbi Sibai amplifié dans son livre, que les commentateurs qualifient volontiers de stimulant et ambitieux[62].Cette universitaire, présentée comme une de ses « maîtresses » (maestras) en matière de féminisme islamique par Grosfoguel aux côtés d’Asma Lamrabet, Amina Teslima Al-Yerrahi, Asma Barlas, Houria Bouteldja, Arzu Merali dans son introduction précitée[63], réalise parfaitement la synthèse dynamique de pensée décoloniale, intersectionnalité et féminisme islamique.
À partir d’une anecdote personnelle quasi mythique (on lui a demandé, au début de ses études, pourquoi une femme avec un hijab se lance dans le doctorat), le livre reprend les thèses de Enrique Dussel, Ramón Grosfoguel, Boaventura de Sousa Santo, mais ne cite pas toute la généalogie que j’ai retracée, notamment le volume de Francesca Gargallo Celentani, et cela peut-être parce que cette dernière, assimilant dans une même phrase la pensée chrétienne, musulmane et philosophique, renvoie l’ islam au tawhid, unité de dieu, et souligne son incompatibilité avec la pensée duale indigène[64].
Sirin Adlbi Sibai reprend la démonstration de Dussel pour dire que ce dispositif colonisateur civilisateur qu’est le féminisme a été mis en place pour que tout ce qui concerne l’islam soit envisagé exclusivement d’un point de vue colonial. Sa démonstration fait de l’islamophobie genrée un phénomène à la fois vieux et neuf – c’est une structure et un dispositif de pouvoir – institutionnel –, consubstantiel au système international global, mis en place il y a plus de cinq cents ans, à partir du génocide indien et de l’expulsion des morisques, valant soustraction des différences culturelles et spirituelles des deux tiers de l’humanité ; aussi l’Occident s’est-il construit comme chrétien, européen et blanc en expulsant, sur le continent européen, les maures, les juifs et les gitans, et en décimant les populations du Nouveau monde[65]. L’auteur se place dans la lignée d’Edward Said pour poursuivre son argumentation, dont la séquence historique est plus longue cependant : quand, par la suite, des Occidentaux ont rencontré des orientaux musulmans, fascinés ils ont développé une vision orientaliste de l’exotisme, en particulier des femmes – odalisques dans le harem – constituant le stéréotype de la femme musulmane : exotique, passive, soumise, infantilisée, et cette femme musulmane symbolise aujourd’hui l’islam aux yeux des Occidentaux, qui sont aveugles à la grandeur des réalisations civilisationnelles islamiques dans tous les domaines. Pour l’auteur, de cette figure de « femme musulmane en hijab », devenue syntagme, découle automatiquement la figure de l’homme terroriste, fanatique, hétérosexuel, oppresseur des femmes. L’islamophobie genrée est ce qui annule et nie la capacité d’« agency » et de résistance des femmes. La vraie femme musulmane est invisibilisée sous le discours de sa prétendue libération et rend visible la femme occidentale prétendument libre, liberté que Sirin Adlbi Sibai conteste en rappelant les violences auxquelles la femme occidentale est soumise. Le terme d’« invisibilisation » est important ici, et il est le corollaire de la réduction au silence de ces femmes par le système-monde. Elle souligne même que cette « silenciation », au-delà des femmes, s’étend à tous ceux à qui est imposé un unique chemin de réalisation, selon les critères occidentaux modernes, « ce qui suppose un exercice pervers d’annulation multiple et d’auto-annulation qui ne fait que perpétuer un monologue occidental et occidentalocentrique infini », lequel est précisément la colonialité du savoir, mais aussi la colonialité « spatio-temporelle ».
Les féminismes occidentaux considèrent la « musulmane en hijab » non pas sur la base de la connaissance de la diversité et pluralité des discours des femmes et du dialogue avec elles, mais en perpétuant fût-ce inconsciemment le préjugé inhérent à la colonialité du pouvoir. Ainsi cette « musulmane en hijab », objetcolonial « sexué et féminisé, prototype par excellence de la femme du Tiers-Monde […], objet d’intervention et de classification, à travers lequel la civilisation arabo-islamique a été colonisée et continue de l’être […],pilier fondamental qui structure l’ensemble du bâtiment islamophobe dans ses différents aspects et formes »(auteur, année, page, un peu partout dans le texte quand il y a citation), a-t-elle été érigée en problème public, auquel la réponse à apporter s’identifie aux droits de l’homme qui sont eux-mêmes une construction christiano-centrée et patricarcale.
Toujours selon notre auteur, les droits de l’homme et la libération des femmes sont une catégorie néocoloniale visant à la « civilisation du barbare ». La population musulmane répète ainsi le processus de la Conquista, racialisée et discriminée, et subit une attaque identitaire et épistémicide, qui colonise le sujet y compris en termes spirituels. Telle est la « prison épistémológico-existentielle », qui pousse jusqu’à sa limite le concept de colonialité de la connaissance développé par W. Mignolo, prison dans laquelle le système-monde moderne/colonial capitaliste/patriarcal blanc/militaire christianocentrique et occidentalocentrique pousse les femmes musulmanes, en délégitimant systématiquement et structurellement les formes de résistance qu’elles pourraient mettre en place dans ce qui, par ailleurs, s’identifie au capitalisme. C’est ainsi que Sirin Adlbi Sibai met en évidence la « structure carcellaire du système-monde » entendu comme celui qui détient la légitimité – décide du lieu dont il peut parler et quels thèmes on peut aborder (par exemple sur l’islam on ne peut parler que des femmes et des catégories orientalistes), dans le but d’engendrer de la normalité et de l’acceptabilité, ainsi que des hiérarchies (d’où on retrouve le racisme culturel de la vice-royauté).
Si l’on suit à la rigueur la démonstration de Sirin Adlbi Sibai, l’islamophobie ne frapperait pas seulement les musulmans, mais constituerait un dispositif de contrôle qui affecte tous les habitants de la terre[66]. Elle serait le nom générique de ce qui inculque l’impossibilité d’alternative de telle sorte que le système monde soit monoculturel– et capitaliste. À l’idée que la « musulmane en hijab » devient la femme prototypique du « sud », Sirin Adlbi Sibai ajoute que « l’islamophobie, en tant que dispositif de la puissance coloniale, est triplement genrée, au sens de qui la produit (les institutions du système-monde moderne/colonial), de la façon dont elle est produite (par l’objet colonial « musulmane en hijab ») et de celles sur qui elle a la plus grande incidence (les femmes musulmanes). Je propose par-là une interprétation de l’islamophobie qui diffère de […] “l’islamophobie de genre » (Yasmine Zine). Dans ma conception, la sexualisation ne se produit pas dans un type spécifique dérivé de l’islamophobie, mais à travers la structure, systématise et rationalise l’ensemble de l’appareil de l’islamophobie. Autrement dit, il n’y a pas l’islamophobie sans genre. Cette différence est cruciale à l’heure de notre conscientisation, quand nous commençons à comprendre et analyser le fondement-fonctionnement du dispositif colonial islamophobe et se révèle déterminante dans la transformation des modèles des résistances / luttes contre l’islamophobie / colonialité[67] ». Le féminisme islamique décolonial, affirme Sirin Adlbi Sibai, permet de dépasser le paradoxe de la subjectivisation (défini par Judith Butler[68]), c’est-à-dire de cesser de définir les femmes « autres » par les catégories de la modernité, née au xve/xvie siècle dans le sillage de l’émergence du système-monde.
Une conclusion s’impose à la démonstration de notre auteur : dès lors que les luttes féministes séculières sont instrumentalisées pour organiser l’exclusion des populations transformées en éternelles mineures, la solution est le féminisme islamique non seulement pour les femmes musulmanes mais pour l’humanité. Le travail de l’intellectuelle syro-espagnole qui soutient que l’islamophobie ne relève pas du néocolonialisme, mais traduit un processus de recolonisation, utilisant les femmes, est d’inviter à rompre cette prison ; il ne s’agit pas de récupérer le passé, mais de voir « qui nous sommes et quelles possibilités de rénovation novatrice nous avons qui ne nie pas notre spécificité ». Il faut sortir le monde du « monologue monoculturel et épistémicide » et constituer une théologie du dialogue, dont l’islam, avec le concept de tawhid – unité divine – est un chemin, sinon le chemin, dans la mesure où il fait de chaque être humain une partie de l’être – une partie de l’unité.
Je définis l’islam comme une manière d’être, de se situer, de savoir, de connaître, de ressentir et de faire des liens dans / avec l’existence, avec la réalité et la nature. L’islam n’est pas une « religion » (la religion est un concept christiano-centré et occidentalocentrique qui a été utilisé pour la colonisation du reste du monde et de toutes les formes plurielles d’existence / connaissance dans le monde). L’Islam est une éthique et une praxis de la libération la plus absolue de toutes les formes d’esclavage : l’égoïsme, le matérialisme, l’exhibitionnisme, les apparences, le consumérisme. C’est un ordre de valeurs et […] un retour à la fitra, nature originelle, c’est assumer la dette que nous avons envers la réalité, l’existence et toutes ses choses et ses créatures. L’islam est compassion, humilité, générosité[69].
Les propositions du féminisme islamique, dans leur très grande diversité[70], assurent le dépassement de la prison révélée par le syntagme de « musulmane en hijab » et de la prétendue antinomie entre islam et féminisme : elles procèdent à la reformulation des bases épistémologiques, conceptuelles, discursives et politiques sur la base d’une critique décoloniale. Ainsi rompent-elles la« prison » et trouvent-elles leur authentique lieu d’énonciation qui leur permet de lancer des projets novateurs de libération locale et globale, sur le fondement d’un paradoxe : c’est parce qu’ils partent de la « conscience de ne pas être » dans le contexte de l’« empire de l’annulation de l’autre » qu’elles peuvent apporter des possibilités réelles de « libération et de régénération, ainsi qu’une réinsertion anti-capitaliste, anti-sexiste, anti-patriarcale, anti-raciste, anti-classiste et anti-coloniale à la pensée et aux sujets arabo-musulmans dans les présents et dans les futurs de ceux qui, en tant que civilisation colonisée, ont été expulsés[71] ».  
Avec le travail de Sirin Adlbi Sibai, on voit donc comment le féminisme islamique s’appuie sur la pensée décoloniale et intersectionalité pour sortir de la « prison »que serait la pure réaction contre l’islamophobie, dans la mesure où, pour notre auteur, se placer dans la réfutation du discours islamophobe c’est encore entrer dans la pensée patriarcale, coloniale et militaire formulée sur les sujets racialisés localisés dans l’univers, comme elle l’explique dans son article consacré à Fatima Mernissi[72] où elle regrette que « la grande majorité des discours musulmans actuels sur les femmes, le féminisme et l’islam ne [puissent] être qualifiés de “décoloniaux” mais révèlent des individus qui les énoncent dans leur condition de sujets colonisés ».

III « Islamophobie genrée » en Amérique latine



Ces longs développements théoriques devraient venir éclairer un constat, à savoir la virulence de l’islamophobie genrée en Amérique latine dans tous ces pays où indéniablement la structure coloniale se perpétue, renforcée même par les indépendances[73], qu’il y ait eu extermination des populations aborigènes (Chili, Argentine etc.) ou tentative d’assimilation (Pérou, Mexique)[74] ; les décoloniaux reprochent aux universités mainstream d’être placées sous les auspices de l’épistémé « occidentale » et aux structures de pouvoir d’être marquées par une « colonialité interne » au sens d’une hégémonie économique du centre sur les périphéries et de relations sociales et culturelles asymétriques, qui se voit dans tous les secteurs de la vie publique[75] et dans toutes les sphères de l’existence, en termes macropolitiques comme dans les pratiques quotidiennes, sans compter la présence états-unienne, qu’elle soit militaire, politique, culturelle, financière ou économique ou qu’elle se manifeste par l’omniprésence des ONG.
Les penseurs décoloniaux martèlent à l’envi que le travail de subjectivisation qu’ils appellent de leurs vœux n’a pas été fait et que les populations sont toujours subalternisées[76] ; on pourrait donc légitimement s’attendre à une reproduction, voire à une amplification du rejet de l’islam et en particulier de la « musulmane en hijab » en Amérique latine d’autant que l’islam y est en grande partie une religion de convertis et surtout de femmes. L’islamophobie devrait y être intense, faisant suite à une tradition d’invisibilisation dont je vais retracer les jalons, d’après un article de Hernan Taboada[77]. Pour l’historien mexicain, l’Amérique latine rejetait effectivement les musulmans de façon constitutive, en raison de l’histoire de l’Espagne et du thème de la pureté de sang ; en revanche on ne saurait qualifier cet état de fait d’islamophobie sans commettre un anachronisme. Bien plus tard, « Notre Amérique » a accueilli une très importante immigration de populations syro-libanaises (xixe siècle), les turcos, soit un terme qui ne faisait pas la différence entre Arabes, Turcs et Arméniens, juifs, chrétiens et musulmans, mais renvoyait à une réalité politique (populations vivant sous la férule de l’Empire ottoman) ; mais, alors qu’il s’agissait essentiellement de chrétiens, ils furent (mal) accueillis sur la base de représentations discriminatoires qui évoquent trait pour trait ce qui est désigné comme islamophobie aujourd’hui : entre le qualificatif d’immigration indésirable et les imputations de tares physiques et mentales, en passant par la dénonciation de leur parasitisme ou de leurs maladies, une hostilité ravivée par le succès économique de bon nombre d’entre eux[78]. Pour protéger leurs communautés, les chrétiens « insistèrent sur leur inscription religieuse et ont tenu à se caractériser comme des gens pacifiques, francophiles, presque européens par leur culture et leur type physique et désireux de s’intégrer aux valeurs des pays qui les accueillis ». Quant aux turcos musulmans, ils dissimulèrent leur religion, renoncèrent à la pratique, sous la pression du milieu hostile mais aussi faute de personnel religieux et de structure cultuelle, et perdirent bientôt toute référence à l’islam[79].
Ce n’est pas le lieu de raconter les développements de l’islam en Amérique latine, qui prend davantage d’importance (tout en restant extrêmement limité) depuis les années 1980, mais simplement de préciser qu’un certain nombre de musulmans, d’origine ou convertis, migrants ou born again adoptent depuis cette date une attitude de visibilisation, encouragée et promue par les entrepreneurs religieux. Alors que le prosélytisme est actif et que les convertis manifestent le « zèle des néophytes[80] », il faut bien dire qu’il n’existe pas de préjugés négatifs vis-à-vis de l’islam au féminin. Mariam Saada, une universitaire d’origine égyptienne (portant le hijab) qui a grandi en France et vit et enseigne maintenant en Californie, et qui fait une thèse sur la présence de musulmans dans les documents mexicains de l’époque du Mexique colonial, oppose du reste le Mexique à la France comme une société tolérante et dépourvue d’islamophobie, où elle peut porter librement son foulard[81]. Autre témoignage sur le Venezuela dans la bouche d’un imam : « Au Venezuela comme dans toute l’Amérique du sud, l’islam se vit avec plus de tranquillité et de paix, car nous sommes finalement tous des immigrants d’une manière ou d’une autre[82]. »
Les pays d’Amérique latine, récemment ouverts au pluralisme religieux où les églises évangéliques, les Mormons, les adventistes du septième jour et les Témoins de Jéhovah recrutent largement, présentent le cas intéressant d’États laïques, mais de sociétés peu sécularisées, où la séparation entre espace public et espace privé ne fait guère sens. Le religieux est omniprésent dans l’espace public. Quant au voile, il n’est pas l’apanage des femmes musulmanes : par exemple, au Pérou, les « israélites » le portent également, et cette église post-chrétienne (Iglesia Israelita del Nuevo Pacto Universal) a des communautés jusque dans des localités reculées et s’est internationalisée. Les femmes voilées se mêlent au quotidien des rues et marchés, sans aucune animosité.
La colonialité interne ne joue apparemment pas pour susciter les mécanismes de « l’islamophobie » dans la population. On ne saurait parler non plus d’islamophobie d’État. Au Pérou, l’État ne sanctionne pas, par exemple, les mariages religieux effectués avant le mariage civil, alors même que ces mariages sont interdits par la loi. Le même Pérou inscrit officiellement, pour la célébration de la journée des femmes du 8 mars 2011, une conférence « La mujer y el islam », pour analyser les mythes et préjugés sur la vision de la femme en islam, suivant en cela la proposition du Centro Cultural Al-Andalus, donnée par Laura Balbuena, la secrétaire général du Consejo Latinoamericano de Investigación para la Paz (CLAIP) et Martín Portillo, fondateur du centre et étudiant en Jurisprudencia e Historia islámica por la Universidad Internacional Islámica de Qom[83]. Au Chili, une action intentée par Fabiola Palominos Flores auprès de la Comisión Interamericana de Derechos Humanos au titre de la discrimination exercée par une banque qui voulait l’obliger à retirer son voile pour effectuer une opération bancaire s’est conclue par la condamnation de la banque[84]. L’État laïque n’a rien à dire sur le voile, qui est accepté au Mexique y compris sur certains documents officiels. Loin qu’il y ait une islamophobie d’État, certains régimes, comme au Venezuela ou en Bolivie, ont des rapports privilégiés avec des pays majoritairement musulmans, et le Mexique a promulgué une norme halal, cas unique d’institutionnalisation d’une norme religieuse elle-même controversée[85].
Quant aux éventuelles rémanences de l’orientalisme au sens d’Edward Said, il faut noter que ce dernier ne dit rien des savants latino-américains, en dépit de la forte tradition de savoir. Il existe de nombreux départements universitaires qui travaillent sur le monde arabe, le Proche-Orient, l’Iran et le monde persan, sans qu’il s’agisse d’un exercice de pouvoir et de connaissance destiné à domestiquer le monde « non occidental », et l’on trouve également des pôles d’enseignement des langues concernées. Il semble que la mauvaise image des turcos se soit dissipée depuis longtemps, même avant l’influence des feuilletons télévisés comme Le Clone (2001-2002[86]) ou les telenovelas turques, car de nombreuses femmes se convertissent par désir de rencontrer « le prince arabe » qui est la principale représentation du musulman, quand il ne s’agit pas de l’idée de pétrodollars. Ainsi y-a-t-il un certain marché du mariage musulman, en dépit de la pression des « autorités religieuses[87] ».
En réalité, le thème de la conversion pour mariage est récurrent dans le discours du féminisme islamique à côté de celui du voile. Pour les femmes qui adhèrent à ce courant, fait partie de l’islamophobie genrée le fait que l’on attribue aux femmes des conversions pour mariage, ce qui revient à leur dénier une agency spirituelle. Force est cependant de constater qu’alors que la population générale non musulmane ne dit rien sur ce thème, ce sont les musulmans eux-mêmes qui multiplient les rapports à l’ordre, pour contester la validité de ce type de conversion dite « intéressée » et non pas décidée par amour de dieu.
En réalité, s’il y a réflexion et critique sur l’islam dans la conversation publique, ce n’est pas en relation avec les femmes (en une quelconque « islamophobie genrée »), mais dans le contexte géopolitique international, notamment chaque fois qu’un attentat islamiste fait des victimes où que ce soit dans le monde, sans que ces réactions soient exclusivement le fait des élites blanches ou créoles qui ajouteraient par là la haine de l’islam au mépris qu’elles manifestent vis-à-vis de tout ce qui est considéré comme extérieur à l’héritage occidental.
Il faut néanmoins constater que la vague de conversions à l’islam consécutive au 11 septembre est concomitante du point de départ de la « vague rose » en Amérique latine[88]. La conversion devrait donc être considérée avant tout comme métareligieuse, entendu comme « une conversion qui s’effectue pour des raisons “above” et “beyond” des motivations intrinsèquement religieuses », ce qui ne revient du reste pas à dénier la religiosité des personnes concernées[89]. « La conversion métareligieuse est encore une forme de conversion religieuse, et nous pouvons le voir parce que (1) une identité religieuse est finalement prise, et (2) il peut y avoir d’autres facteurs de nature religieuse ou spirituelle qui attirent le converti potentiel vers cette religion ; mais pour que ce genre de conversion religieuse constitue une conversion métareligieuse, le principal facteur qui attire l’individu vers la religion doit pouvoir être construit comme étant principalement de nature non religieuse. »
La dimension métareligieuse situe un grand nombre de convertis dans la quête d’une alternative à ce qui est entendu sous le vocable « États-Unis » – alternative géopolitique et économique– en plus d’une alternative spirituelle à l’Église catholique. Mais force est de constater que la plupart des discours musulmans ne sortent pas du « cercle carcellaire » dénoncé par les penseurs décoloniaux et le féminisme islamique d’une Sirin Adlbi Sibai, outre les pratiques qui manifestent souvent une surenchère normative, voire un formatage accentué (selon le terme d’Olivier Roy dans la Sainte ignorance), avec l’injonction à suivre méticuleusement les usages recommandés par les cheikh parlant depuis les pays musulmans ou les leaders des communautés – tels Isa Garcia en Colombie ou Isa Rojas au Mexique, chacun des deux étant soutenu par la WAMY Americalatina, organe wahhabite.
Une grande partie des productions musulmanes en Amérique latine est une littérature « grise », apologétique, qui s’emploie à réfuter les stéréotypes sur l’islam ; pour ce qui est de l’islamophobie vécue, loin de s’enraciner dans d’éventuelles réalités du continent, elle renvoie essentiellement à des cas européens, comme on le voit exemplairement dans le texte de Sdenka Saavedra Alfaro[90], ou bien, prenant un tour politique, concerne la question israélo-palestinienne[91]. Les pages et statuts sur Facebook qui circulent le plus souvent concernant l’islamophobie genrée sont produites en Espagne ou bien se rapportent à ce pays (voir « TODOS Contra La Islamofobia »). Quant aux efforts des féministes, ils ne convoquent pas l’islam et la condition soumise de la femme musulmane pour prôner l’émancipation des femmes du continent ou dénoncer les violences, notamment conjugales, dont elles font l’objet. Alors que les musulmans arguent de l’islamophobie européenne, force est de constater que le discours politique général ne considère pour ainsi dire pas l’islam sans qu’on puisse non plus parler d’un désir d’invisibilisation ou de réduire au silence.
La dénonciation de l’islamophobie genrée en Amérique latine prend cependant corps dans le discours de chefs religieux : citons Muhammad Ruiz, un converti qui dirige le centre salafi de Mexico, se dit salafiste et a un discours takfiriste, et qui argue d’une islamophobie d’État et du non-respect de la loi sur la liberté religieuse dans l’interdiction du port du hijab sur les photos d’identité du passeport.
En réalité, si islamophobie genrée il y a, on la trouve au sein des communautés musulmanes même, et on peut effectivement l’appeler racisme culturel. Ainsi l’époux de Sdenka Saavedra Alfaro, Roberto Chambi Calle[92], se sent-il obligé d’écrire : « Il n’y a pas de supériorité de l’Arabe sur le non Arabe » ; quant à elle[93], elle évoque la double discrimination des femmes indigènes converties à l’islam, au titre de leur indianité et parce qu’elles sont soupçonnées (mais elle ne dit pas par qui) de n’être jamais authentiquement musulmanes[94] ; et, tout en revendiquant son identité aymara, elle soutient le port obligatoire du voile, en un discours qui tient du décolonial, insistant sur la force révolutionnaire de l’islam contre l’ordre occidentalocentrique établi, et de ce que Sirin Adlbi Sibai appellerait le patriarcat de l’islam subalternisé. Il en va de même de l’expérience vécue d’une femme musulmane latino de Porto-Rico qui raconte comment, 18 ans après avoir embrassé l’islam, elle reste, « comme converti latino, une citoyenne de seconde classe dans ma communauté musulmane. Je serai toujours regardée avec suspicion et doute, quels que soient mes stériles efforts pour être validée, mes diplômes d’études islamiques ou mon expérience “eres Latina, nena, entiendelo !” ».
Je terminerai sur les deux visages de l’islam au féminin en Amérique latine, avec la mise en évidence de deux courants. Il y a d’un côté les « pieuses » qui respectent méticuleusement et propagent le modèle patriarcal développé à l’extrême par l’islam mainstream sur la base d’une interprétation séculaire de l’islam. Pour les converties, cela passe souvent par l’arabisation et l’arrachement à leur propre culture. Comme l’expliquent Vanessa Rivera de la Fuente (cette auteure qui signe un article dans le numéro de Tabula rasa se partage entre le Chili et l’Afrique du sud, entre l’espagnol et l’anglais) et Juan F. Caraballo Resto[95], « de nombreuses congrégations musulmanes, en Amérique, ne font guère que refléter les pratiques coloniales du christianisme. Certains groupes musulmans contemporains sont venus sur nos terres avec le but clair de l’arabisation ; et, encore une fois, par la violence spirituelle, ils catégorisent les habitants comme “autres” et les “subordonnent” en tant que “croyants mineurs” perpétuels, qui semblent avoir besoin sans relâche de l’aide et du tutoriat arabe. Parfois, leurs théologies rappellent celles exprimées par le catholicisme il y a cinq cents ans : appel à abandonner les trajectoires et les spiritualités locales pour adopter des noms, des langues, des arts et des esthétiques, des manières sociales et même des régimes alimentaires proche-orientaux. C’est dans ce cadre que nous, latino-américains, sommes considérés par certaines de ces communautés comme des “Nobles Sauvages” ».
Parmi d’innombrables exemples de cette perpétuation de la définition misogyne de la femme, je cite un statut Facebook du centre Inkarrim d’Abancay[96] : « Le devoir premier et le plus important de la femme est d’éduquer et d’élever ses enfants, qui sont le résultat de l’éducation des parents et surtout de la mère. De cette façon, la femme devient le bâtisseur du futur, partageant avec l’homme la construction du présent. » En réalité, l’arrivée de l’islam en Amérique latine se traduit souvent par l’apparition d’une figure particulière : le musulmacho.
Mais, selon le point de vue de Vanessa Rivera de la Fuente, il ne s’agit que de l’interprétation de la condition féminine dans la religion musulmane selon l’idée qu’elle découle de la condition colonisée de la théologie musulmane. Avec elle, nous trouvons donc une illustration du féminisme islamique qui nie que l’infériorisation de la femme appartienne à l’islam ; pour le féminisme islamique, le Coran a au contraire apporté une amélioration qualitative de la condition féminine (l’affirmation de l’égalité des hommes et des femmes devant dieu et l’absence de toute hiérarchie religieuse) ; et, si la réalité historique et contemporaine est autre, c’est à cause des couches d’interprétations patriarcales sédimentées qui se sont greffées sur l’islam comme réalité culturelle et non religieuse. Nous avons vu que, pour le féminisme islamique décolonial, ce patriarcat n’est pas d’origine proche et moyen-orientale, mais un miroir du patriarcat « européen ».
Pour Vanessa Rivera de la Fuente, militante féministe convertie à l’islam et favorable par exemple au droit à l’avortement, le féminisme islamique est une réponse révolutionnaire à l’épistémicide des femmes du monde entier, et particulièrement d’Amérique latine. Il faut donc souligner l’existence aussi d’une ultra-émancipation des femmes via le féminisme musulman, à condition de souligner que le phénomène est ultra-minoritaire et ultra-intellectuel, comme une nouvelle pensée utopique greffée sur l’Amérique latine qui en a tant inspiré à travers l’histoire ; l’islam peut faire fonction d’utopie d’autant plus que l’Amérique latine, qui a accueilli et brassé des individus et des populations venant de l’Islam, n’a guère d’expérience de l’islam[97]. Comme voie théorique, sans aucun lien avec une réalité musulmane contemporaine autre que groupusculaire voire sectaire[98] le féminisme islamique décolonial comme libération de tout le complexe d’interdits et de violences qui pèse sur les femmes rejoint les perspectives du « féminisme multicentrique », défini par La Barbera comme « incorporant une notion désessentialisée du genre » : « Le féminisme multicentrique embrasse la multiplicité et “l’oppositionnalité” de la conscience en tant que concepts fondamentaux pour comprendre le genre dans le cadre plus large des inégalités sociales. La conscience “oppositionnelle”, […] incluant plusieurs axes d’identité et de perspectives sociales, vise à transformer les conditions préexistantes de subordination en sources de processus de libération. La théorie féministe chicana indique que “les frontières” (the borderland) peuvent être interprétées comme des lieux épistémologiques à partir desquels il est possible de découvrir de nouvelles perspectives pour expliquer les conditions de la subordination. Être à la frontière crée un état d’hybridité culturelle qui est compris comme un effet de la culture postmoderne transnationale et est considéré comme une stratégie de survie. Devenu une base fondamentale pour une nouvelle représentation de l’identité, la théorie féministe Chicana transforme la condition de l’appartenance culturelle multiple en un lieu d’émancipation et d’affirmation de soi[99]. »
Dans le projet « de caractère citoyen et non prosélyte » de Mezquita de Mujeres[100], porté par Vanessa de la Fuente, qui « cherche à promouvoir les apports des “femmes autres”(musulmanes, gitanes, LGTBQI, migrantes, noires, indigènes, etc.) dans l’histoire, les luttes sociales, la connaissance et tous les domaines de l’agir humain[101] », on trouve de paradoxales ressemblances avec le projet des Femen : « Les religions veulent les femmes silencieuses et discrètes, la laïcité et le féminisme œuvrent pour que leurs voix soient au contraire entendues […]. J’appelle à se rassembler et à défier les idées religieuses patriarcales, pas la foi ni la spiritualité mais bien les dogmes, les règles et les traditions créées pour imposer et maintenir une autorité masculine liberticide[102]. »
Dans le contexte latino-américain la théologie islamique de la libération se présente comme l’aboutissement de la théologie de la libération qui serait enfin débarrassée de son christianocentrisme : cette théologie, issue du Tiers Monde, serait proprement et nécessairement intersectionnelle et ne pourrait éviter la question de la race et de l’histoire invisibilisée de l’islam sur ces terres et la création du racisme par la colonie espagnole. Pour autant, quand cette histoire « invisibilisée » accède à la visibilité, c’est de façon pour le moins problématique, sous la plume de tenants de différentes formes d’alterhistoire, ou bien celle qui prétend que les musulmans seraient arrivés en Amérique latine avant Christophe Colomb[103], ou bien celle qui rejoint des interprétations soit mythiques soit fondamentalistes de l’islam disant que c’est la religion naturelle (fitra) et donc celle des Indiens, ou bien celle pour qui Abya Yala aurait été visitée par les prophètes de l’islam, comme l’affirme aussi Grosfoguel. Reste que l’on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles les latinos feraient le détour par l’islam pour une libération dans une situation sociale particulièrement discriminatrice pour les femmes[104], d’autant que l’islam ainsi prôné n’a aucun commencement de réalité historique contemporaine et que la culture musulmane a peu de mémoire en termes de révolte ou de révolution populaire – ou d’émancipation de la femme.
L’Amérique latine peut-elle être une chance pour l’islam (sinon pour le féminisme), comme une utopie transplantée avec l’hybridation des mémoires de révolte et de résistance latino-indigènes et européennes, selon le travail des mémoires que décrit Silvia Rivera Cusicanqui, et dont sont dépourvues les expériences musulmanes ?La variable latino-américaine du féminisme islamique serait dans ce cas une stratégie qui prendrait à rebours la pensée décoloniale, critiquée aussi par cet auteur et activiste pour être une pensée « centrale » émanant de cercles créoles enseignant dans les grandes facs du « centre ». [1]Le concept de gendered Islamophobia, mis au point par Jasmin Zine professeure de sociologie à l’Université Wilfrid-Laurier, au Canada, est reçu aujourd’hui en France dans des contextes militants. Dans le monde universitaire anglophone, de l’Afrique du sud au Royaume-Uni, en passant par le Canada, l’expression est admise. Il ne fait aucun doute qu’il trouvera rapidement sa place dans le monde académique francophone, après un colloque de l’université Laval en septembre 2017, « Islamophobie envers les musulmanes : réalité indéniable, notion discutable » (https://www.cms.fss.ulaval.ca/upload/ant/fichiers/1_amb_programme_islamophobie-final.3-1ersept17.pdf). Mais, s’il ne fait pas encore l’objet de nombreux débats, il ne saurait être admis comme tel sans une déconstruction de ses contextes de formulation.
[2] Pour l’histoire de l’islamophobie, et la déconstruction de ce concept, voir https://pdfs.semanticscholar.org/eff9/87773d39fb974d5ce14fd4f7eaf6cf80343f.pdf Marc Helbling, « Islamophobia in Western Europe : Opposing Muslims or the Muslim Headscarf ? », European Sociological Review 30(2), 2014, p. 242-257
[3] Voir Neil Lazarus (éd.), Penser le postcolonial. Une introduction critique, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, (traduit de l’anglais par Marianne Groulez, Christophe Jaquet et Hélène Quiniou).
[4] Par exemple Santiago Castro-Gomez appelle à « décoloniser le postcolonialisme », au titre qu’il maintient des points de référence européens, tel le dualisme cartésien (in El girodecolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global (2007).
[5] Sur la genèse de ce courant, voir Capucine Boidin et Fátima HurtadoLópez, « La philosophie de la libération et le courant décolonial », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 62 | 2009, mis en ligne le 31 janvier 2013, consulté le 3 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/cal/1506
[6] Ramón Grosfoguel, « The Multiple Faces of Islamophobia », IslamophobiaStudies Journal, Volume 1, NO. 1, printemps 2012, p. 9-33 (à noter que j’ai consulté en novembre 2017 cet article traduit en français sur le site de la Revue d’études décoloniales, qui semble ne plus exister : http://reseaudecolonial.org/2017/03/29/visages-de-lislamophobie-deuxieme-partie/). On le trouve en accès libre en espagnol (http://latinoamericanos.posgrado.unam.mx/publicaciones/deraizdiversa/no.1/Grosfoguel.pdf)
[7] Par exemple ils ne justifient pas Las Casas face à Sepulveda, au contraire puisqu’il devient celui qui a décidé qui pouvait être réduit en esclavage. Voir KwameNimako, « Conceptual Clarity, Please ! On the Uses and Abuses of the Concepts of “Slave” and “Trade” in the Study of the Trans-Atlantic Slave Trade and Slavery », in Marta Araújo , Silvia R. Maeso dir.), Eurocentrism, Racism and Knowledge : Debates on History and Power in Europe and the Americas, Springer, 2015, p. 178-191.
[8] Claude Bourguignon Rougier, « Race et colonialité du pouvoir : Quijano », http://reseaudecolonial.org/wp-content/uploads/2016/10/quijano.pdf consulté le 15 décembre 2017/
[9] Ramon Grosfoguel, « The Multiple Faces of Islamophobia », art.cité. [10] >Sur la question, sérieuse, du nom pour désigner les « aborigènes », et les différents sens et emplois, tous politiques, voir AníbalQuijano, « El “movimiento indígena”, la democracia y las cuestiones pendientes en América Latina », Polis [En ligne], 10 | 2005, mis en ligne le 10 novembre 2012, consulté le 31 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/polis/7500
[11] Avec des différences notoires cependant entre les colonies espagnoles et les autres, en particulier portugaises, voir l’introduction à Slaveryand Antisl
avery in Spain’s Atlantic Empire
(éds. Josep M. Fradera et Christopher Schmidt-Nowara, New York : Berghahn Books, 2013).
[12] Il est à se demander pourquoi, dans le cadre de la réflexion sur rites et « nations », les auteurs ne citent pas José de Acosta, Pierre Bayle ou Richard Simon.
[13] Claude Bourguignon Rougier, « Race et colonialité du pouvoir : Quijano », art cité.
[14] Cela rejoin Islamophobia and the Politics of Empire de Deepa Kumar (Chicago : Haymarket Books, 2012). Lean et Kumar partagent une perspective totalement agentive et intentionnaliste sur le phénomène. En ce sens, ils abordent l’islamophobie comme quelque chose que des agents (relativement puissants) font (construisent, produisent, génèrent) en vue d’atteindre un certain objectif en accord avec leurs intérêts politico-économiques.
[15] Santiago Castro-Gomez, La hybris del punto cero. Ciencia, raza e Ilustración en la Nueva Granada (1750-1816), Bogotá : Pontificia Universidad Javeriana / Instituto Pensar, 2004.
[16] Le terme renvoie naturellement aux travaux de Mohamed Arkoun, voir l’entretien donné dans l’Humanité du 13 novembre 2001 (« Mohamed Arkoun : l’impensé dans l’islam contemporain »).
[17] Voir une bonne présentation de cet apport théorique de Dussel dans Luis Martíne Andrade, Écologie et libération, Paris, Van Dieren Éditeur, 2016, p. 22 sqq. (citation p. 22).
[18] Une notion notamment développée par Boaventura de Santos Sousa, dès les années 1994, pour compléter celle de génocide qui la dissimule souvent, et reprise dans un volume traduit en français, Épistémologies du Sud, Mouvements citoyens et polémique sur la science, Paris : DDB, 2016), pour désigner l’injustice épistémologique par laquelle les savoirs et visions du monde des peuples du Sud ont été et restent ignorés, invisibilisés et infériorisés.
[19] RamónGrosfoguel, « Racismo epistémico, islamofobia epistémica y ciencias sociales coloniales », Tabula Rasa [en ligne] janvier-juin 2011, consulté le janvier 2018] Disponible sur http://www.redalyc.org/articulo.oa?id=39622094015.
[20] Aníbal Quijano, « ¿Entre la “guerra santa” y la “cruzada”? », Polis [En ligne], 3 | 2002, mis en ligne le 19 novembre 2012, consulté le 28 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/polis/7652
[21] Une opposition mise en place par Immanuel Wallenstein et reprise par Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale », Multitudes, 2006/3 (no 26), p. 51-74. DOI : 10.3917/mult.026.0051. URL : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm, consulté le 10 décembre 2017.
[22] Européen est un concept. Il y a des gens du « sud » en Europe, à savoir les personnes opprimées, mais l’oppression au nom de la race (valant invisibilisation épistémique) semble avoir pris le pas sur l’oppression socio-économique qui, dans le marxisme, détermine toutes les autres. La pensée décoloniale invite à un dialogue « sud-sud », comme on le voit dans les événements para-universitaires qui sont organisés de Durban à Grenade ou à Mexico.
[23] Voir Aníbal Quijano, « El “movimiento indígena” », art. cité, http://journals.openedition.org/polis/7500
[24] La pensée décoloniale recourt massivement à une graphie émotionnelle avec l’emploi des barres obliques (/) ; les différents auteurs constituent une sorte de monde conceptuel séparé, sinon ésotérique, et il faut franchir les barreaux de ces / pour y accéder ; la pensée décoloniale propose ainsi un vocabulaire quasi indéchiffrable pour le non initié. Cet ésotérisme et ce militantisme ne sont pourtant pas une fatalité : les différents historiens qui travaillent à reconsidérer les éléments endogènes de la construction de Notre Amérique, sans être décoloniaux n’adoptent pas ces codes. Les ouvrages de Hernan Taboada par exemple proposent une réflexion sur ce qu’est « l’Amérique latine » et sa constitution qui n’est pas purement « européenne » de façon non moins critique mais sur la base de la méthode historique, qui évite le jargon, les raccourcis et les connivences (Hernán G. H. Taboada, « La europeización de América », Dimensões, v. 35, juil.-déc. 2015, p. 128-146 ; voir ma traduction dans Sens public, http://www.sens-public.org/article1317.html).
[25] Voir mon article « De l’islam politique à la théologie musulmane de la libération », Les Temps Modernes, n°700, octobre - décembre 2018
[26] Je préfère ce terme à celui d’islamiste, trop souvent associé à la mouvance frériste. Il serait cependant plus exact, dans le sens décrit par Gabriel Martinez-Gros & Lucette Valensi, L’Islam en dissidence (Paris : Seuil, 2005).
[27] Ramón Grosfoguel, « La descolonización de la economía-política y los estudios poscoloniales : transmodernidad, pensamiento fronterizo y colonialidad global », Tábula Rasa 4, 2006, p. 17-48.
[28] http://www.comecso.com/eventos/segundos-dialogos-feministas-de-las-periferias-globales-encuentro-entre-pensadoras-musulmanas-y-feministas-del-abya-yala
[29] Consultable en ligne à http://francescagargallo.wordpress.com
[30] Ou CMPI (Consejo Mundial de los Pueblos Indígenas), organisation internationale non gouvernementale fondée en 1975 pour promouvoir les droits et préserver les cultures des peuples indigènes d’Amérique, du sud Pacifique et de Scandinavie. À ne pas confondre avec la Conferencia Mundial sobre los Pueblos Indígenas (également CMPI) organisée par l’ONU en 2014 – et controversée.
[31] Le terme, une construction moderne typique, sans réalité sociale ou historique, génère des rencontres « continentales » (qui semblent avoir fait long feu) et mériterait une étude à lui seul, qui irait sans aucun doute dans le sens d’Antoinette Molinié et révélerait une instrumentalisation politique de l’histoire. La pensée décoloniale, comme le montre Jean-Loup Amselle (L’Occident décroché, Paris : Stock, 2008) parce qu’elle fait de la science un trait occidental, la jette avec l’eau du bain et lui substitue les mémoires, fussent-elles suscitées et non l’objet d’une transmission orale.
[32] Tel https://www.servindi.org/actualidad-opinion/13/10/2017/abya-yala-de-la-resistencia-la-decolonizacion
[33] Voir http://islamoriente.com/content/article/12-de-octubre-de-1492-el-d%C3%ADa-del-oprobio-de-%E2%80%9Cabya-yala%E2%80%9D-%E2%80%9Cam%C3%A9rica%E2%80%9D.
[34] Voir Edmundo O’Gorman, La invención de América (1958) et MaraViverosVigoya, Les Couleurs de la masculinité. Expériences intersectionnelles et pratiques de pouvoir en Amérique latine (Paris : La Découverte, 2017), p. 28.
[35] http://islamoriente.com/sites/default/files/cckfilefield/Article_pdf_file/ Islam%20de%20los%20Aymaras%2Cindigenos%20latinos%2CBolivia.pdf. Nb Je n’ai pas eu accès à Sdenka Saavedra Alfaro, Interculturalidad andina : el « suma qamaña » y el Islam en « abya yala », La Paz, Bolivia : ACIABOL, Editorial Elhame Shargh, 2014.
[36] Je dis « universitaire » malgré la tenue de cet événement dans la librairie Gandhi, car il était originellement prévu à l’UAM (Universidad Autónoma Metropolitana). Ce débat fait suite à une conférence le 6 avril 2017 à l’UAM, « Descolonizando los debates sobre feminismo e Islam », modérée par Patricia GaytánSánchez, une autre le 7 avril (Facultad de CienciasPolíticas y Sociales de la UNAM) « Hacia un pensamientoislámicodecolonial : islamofobia, patriarcado y feminismo a debate » et précède la tenue d’une « école décoloniale » (les 10 et 11 avril). Par chance le débat a été enregistré: https://youtu.be/d3k4Yot0ykU
[37] Karina Ochoa Muñoz, « El debate sobre las y los amerindios : entre el discurso de la bestialización, la feminización y la racialización », El Cotidiano, no 184, mars-avril, 2014, p. 13-22.
[38] Je mets en tête sa confession musulmane dans la mesure où elle est affichée par le voile qu’elle porte, outre qu’elle est souvent présentée sous l’étiquette d’activiste en plus de ses titres universitaires ; le féminisme islamique est chez elle un thème de recherche et un engagement.
[39] Faisant suite à sa thèse Sirin Adlbi Sibai, Colonialidad, mujeres e Islam : construcción y deconstrucción de la mujer musulmana PhD dissertation, Universidad Autónoma de Madrid, Espagne, 2012.
[40] Ancienne doctorante à l’Institut fürEuropäische Ethnologie(Humboldt Universitätde Berlin) et fondatrice du Decolonial Group Berlin qu’elle présente dans le cadre du First meeting of the Decoloniality Europe Network, Madrid, May 2012 http://decolonialityeurope.wixsite.com/decoloniality/decoloniality-berlin
[41] Voir http://www.dialogoglobal.com/granada/
[42] Sur ce penseur, professeur d’anthropologie à la City University de New York et maître à penser de l’anthropologie critique du sécularisme et de l’islam, proche de Wendy Brown, Judith Butler et Saba Mahmood, avec lesquelles il a publié, La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression [2014] (Lyon, PUL, 2016) oir la critique de Jeanne Favret-Saada, « Au nouveau chic radical : “Laïcité, dégage !”. Sur le livre “La Critique est-elle laïque ?“ », 1e février 2016, in http://www.mezetulle.fr/au-nouveau-chic-radical-laicite-degage/, consulté le 1e mars 2018.
[43] http://www.ceiich.unam.mx/0/docs/programas/4Abril27-jun29ProgCursoDialogoInter.pdf Il existe un enregistrement de ce séminaire, selon ce que m’a dit Amina Edlín Ortiz Graham (c’est-à-dire Amina Taslima), mais l’organisatrice de l’événement ne me l’a pas transmis.
[44] Dans cet article où il est établi que « les discours de la modernisation, du capitalisme et de la démocratie nous rappellent les discours du xviesiècle sur “les droits des gens” […]. Les corps violés et mutilés qui abondent dans les premières pages des journaux locaux au Mexique et en Amérique centrale témoignent de l’éthique “humaniste” déformée du xvie siècle qui persiste dans la logique contemporaine de la démocratie et de l’économie néolibérale » (Mendoza, 2007, p. 91-92).
[45] Karina Ochoa Muñoz, « El debate sobre las y los amerindios », art. cité, ici p. 16.
[46] Ochoa soutient (ibid.) que, sur la base de la relation directe entre la conquête de l’Amérique la configuration de la colonialité et la Modernité, il est indispensable : a) de reconnaître les implications de la féminisation de l’Indien et le caractère misogyne et andro-eurocentrique de l’ethos moderne, et b) de récupérer ce que les féminismes décoloniaux et notre-américains apportent à cette réflexion. »
[47] VoirKimberlé Crenshaw, « Demarginalizing the intersection of race and sex. A black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory and antiracist politics », University of Chicago Legal Forum, no 1, 1989, et « Mapping the margins :intersectionality, identity politics and violence against women of color », Stanford Law Review, vol. 43, no 6, 1991 (trad. fr.Oristelle Bonis, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre, no 39, 2005) et, en français Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris PUF, « Actuel Marx Confrontation », 2009.
[48] Maria Caterina La Barbera, « Género y diversidad entre mujeres », Cuadernos Koré, 2010, vol. 2 (1): https://e-revistas.uc3m.es/index.php/CK/article/viewFile/565/257, consulté le 13 décembre 2017.
[49] Ramón Grosfoguel, « Breves notas acerca del Islam y los Feminismos Islámicos », Tabula Rasa, (21) 2014, p. 11-29. L’article semble exister en anglais (Brief Notes on Islam & Islamic Feminisms) sur Islamophobia Research & Documentation IRDProject, mais le lien est altéré.
[50] http://dev.revistatabularasa.org/numero-21.php . Je copie ici le sommaire : Breve comentario acerca de los Feminismos Islámicos (Ramón Grosfoguel, University of California, Berkeley, USA), El velo (el hijab) de las mujeres musulmanas : entre la ideología colonialista y el discurso islámico: una visión decolonial (Asma Lamrabet, Instituto Rabita al Mohammadia des Oulémas du Maroc , Marruecos) ; El «hiyab» en la obra de Fátima Mernissi o la paradoja del silenciamiento. Hacia un pensamiento islámico decolonial (Sirin Adlbi Sibai, Universidad Autónoma de Madrid, España), ¿Feministas o no? Pensar la posibilidad de un “feminismo decolonial” con James Baldwin y Audre Lorde (Houria Bouteldja, Centro de Estudios e Investigación para el Diálogo Global, Francia), La cooptación del feminismo islámico en el euro-islam y la pérdida de la liberación (Arzu Merali, Comisión Islámica de Derechos Humanos, Reino Unido),Feminismo islámico, interseccionalidad y decolonialidad (Sara Salem, Institute of Social Studies, Países Bajos),
[51] Sara Salem, « Feminismo islámico, interseccionalidad y decolonialidad », dans Tabula rasa no 21 cité.
[52] ElinaVuola, « God and the Government : Women, Religion and Reproduction in Nicaragua »(2001 p. 2), http://lasa.international.pitt.edu/Lasa2001/VuolaElina.pdf, consulté le 1erjanvier 2017. Elle soutient qu’il existe une cécité ou résistance féministe à l’évidence de l’importance de la religion pour les femmes.
[53] Sara Salem, « Feminismo islámico, interseccionalidad y decolonialidad », cité.
[54] Où l’ordre chronologique semble chahuté, car le patriarcat musulman, de l’aveu même des féministes islamiques, date des premières interprétations du coran.
[55] Ramón Grosfoguel, « Breves notas acerca del Islam y los Feminismos Islámicos », art. cité, p. 22.
[56] Où je souligne l’emploi du terme de « cosmovision », naturel en espagnol, mais qui a tendance à s’imposer en français (par exemple la cosmovision andine), alors qu’auparavant on préférait l’allemand Weltanschauung – mais le rejet de la philosophie « occidentale » comporte le rejet d’une certaine philosophie allemande, désigné comme un jalon essentiel de l’épistémicide occidental. Ce rejet ne naît cependant pas de la pensée décoloniale : Herder le premier, un philosophe européen et même allemand, l’a formulé, inaugurant une longue tradition qui passe par Nietzsche et, suivant de nombreux jalons, arrive à la French theory(dont les tenants et aboutissants sont bien analysés par Jean-Pierre Amselle, op. cit.).
[57] Vanessa Alejandra Rivera de la Fuente, « Relatos Hermenéuticos y Activismo Feminista en el Islam : Hacia una Teología de la Mujer Musulmana como “Sujeta” Política », Mandrágora, no 21, 2015, p. 19-45 ; https://www.metodista.br/revistas/revistas-ims/index.php/MA/article/viewFile/5536/4865, consulté le 5 janvier 2018.
[58] Ou plutôt idéologique. La dimension idéologique se lit dans la vulgarisation de cette pensée par des auteurs et des sites militants, loin de l’université. Voir par exemple: « L’émergence de l’islamophobie coïncide avec une nouvelle division coloniale du monde et avec le déplacement des causes politico-idéologiques de tout le récit politique. L’islamophobie est un outil pour naturaliser l’impérialisme, le néo-colonialisme et la mission civilisatrice de l’Occident, tout en transformant le racisme, la discrimination et la violence anti-immigrés en quelque chose d’excusable. Elle est, en effet, un élément clé du système de domination » (https://laicismo.org/2016/01/islamofobia-la-cara-respetable-del-neofascismo/) sous la plume d’un José Antonio Gutiérrez D. par ailleurs auteur d’un retentissant « je ne suis pas Charlie » qui a beaucoup circulé sur les réseaux latino-musulmans et sur différents sites anarchistes (voir http://tlaxcala-int.blogspot.pe/2015/01/je-ne-suis-pas-charlie-yo-no-soy-charlie.html et la biographie de cet activiste).
[59] http://decolonialityeurope.wixsite.com/decoloniality – nous avons déjà rencontré cette organisation.
[60] http://www.dialogoglobal.com/, page sur laquelle on découvre que se prépare à Mexico un cours analogue (Pensamientos y feminismos descoloniales latinoamericanos : http://www.dialogoglobal.com/mexico/ )et que l’institut collabore par exemple avec le PIR, Parti des indigènes de la République en France.
[61] https://criticalmuslimct.com/
[62] Il convient de rappeler que l’Espagne est devenue, grâce à un congrès annuel organisé par la Junta Islámica Catalana, une référence internationale du féminisme islamique. Voir https://abdennurprado.wordpress.com/2010/10/10/826/ consulté le 3 mars 2018.
[63] Grosfoguel, « Breves notas », art. cité, http://www.redalyc.org/html/396/39633821001/
[64] Feminismos desde Abya Yala : ideas y proposiciones de las mujeres de 607 pueblos en nuestra américa https://francescagargallo.files.wordpress.com/2014/01/francesca-gargallo-feminismos-desde-abya-yala-ene20141.pdf (p. 204)
[65] Sur ce point, Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed ne la suivraient pas, puisqu’ils qualifient de « simplifications » les propos qui « disent même que tout commence en 1492 avec la Reconquista espagnole », in « L’islamophobie officielle, sociologie d’une peur d’État », entretien avec Aude Rabillon et Raphaël Kempf (25 août 2014), mis en ligne le 2 juillet 2015, consulté le 5 janvier 2018 (https://blogs.mediapart.fr/enavant/blog/020715/la-nouvelle-laicite-est-une-technique-disciplinaire-source-jefklakorg). Ils distinguent bien entre la période coloniale où « transformer les femmes, c’est asseoir une domination coloniale et maintenir un pouvoir au plus près de la société colonisée » et l’époque actuelle où « la question du dévoilement est désormais devenue une technologie de pouvoir pour “gérer” la subjectivité musulmane », tout en repérant des continuités : « Aujourd’hui, c’est devenu l’un des signes de distinction entre les bons et les mauvais Français, et c’est en ce sens qu’on peut comprendre le rapport entre le passé colonial et le présent postcolonial. »
[66] Sirin Adlbi Sibai, au téléphone dans le cadre du VI Ciclo de Conversatorios (« Diálogo Intercultural – Entre la Teoría y la Práctica », Puno/ Pérou, 2017), modéré par Yanett Medrano Valdez (http://idecaperu.org/wp-content/uploads/2017/12/VI.mp3) (consulté le 1er janvier 2018).
[67] Entretien avec Sirin Adlbi Sibai du 20 novembre 2016, http://elgorilarojo.org/news/entrevista-a-sirin-adlbi-sibai-hacia-un-pensamiento-islamico-decolonial/
[68] Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, tr. fr. B. Matthieussent, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002 [1997].
[69] http://elgorilarojo.org/news/entrevista-a-sirin-adlbi-sibai-hacia-un-pensamiento-islamico-decolonial/
[70] Décrite notamment en français dans le volume dirigé par Zahra Ali, Féminismes islamiques, Paris : La Fabrique, 2012.
[71] Selon la présentation du livre par l’éditeur. [72]« El “hiyab” en la obra de Fátima Mernissi o la paradoja delsilenciamiento. hacia un pensamiento islámico decolonial », http://www.redalyc.org/html/396/39633821003/, consulté le 16 septembre 2017.
[73] Voir Marisol de la Cadena, Indígenas mestizos. Raza y cultura en el Cusco, Lima : Instituto de Estudios Peruanos, 2004.
[74] Aníbal Quijano, « El “movimiento indígena”, la democracia y las cuestiones pendientes en América Latina », Polis [En ligne], 10 | 2005, mis en ligne le 10 novembre 2012, consulté le 31 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/polis/7500, §24-25.
[75] Voir Catherine Walsh, « Las geopolíticas del conocimiento y colonialidad del poder », Polis [En línea], 4 | 2003, mis en ligne le 19 octobre 2012, consulté le 3 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/polis/7138
[76] Voir Boris Espezúa Salmón, « Subjetivizarse para decolonizarse », Pluralidades, 2017, p. 27-42.
[77] Je suis pour tout le paragraphe Hernán G. H. Taboada, « Islamophobies latino-américaines? », à paraître dans Sylvie Taussig (dir.), Islam regards croisés France Mexique (Presses universitaires de Lyon, à paraître 2019) Je n’ai pas lu Karoline Cook, Forbidden Passages : Muslims and Moriscos in Colonial Spanish America (Philadelphia : University of Pennsylvania Press : 2016).
[78] Je n’évoque pas ici les musulmans d’Asie du Sud, même s’ils font partie du tableau, déjà assez complexe pour cet article. [79] Comme cela s’était passé pour leurs ancêtres arrivés au xvie siècle, soit venant d’Espagne, soit des Philippines ou de Chine, voir Hernan Taboada, Extrañas presenciasen Nuestra América, Mexico : CIALC, 2018.
[80] « La majorité des femmes qui se voilent entièrement au Venezuela sont les musulmanes vénézuéliennes, très rarement les arabes », dit l’imam de la mosquée de Maripérez, in http://elestimulo.com/climax/musulmanes-la-paz-de-mahoma-esta-en-venezuela/
[81] Entretien Oaxaca, Mexique, février 2016.
[82] Article cité : http://elestimulo.com/climax/musulmanes-la-paz-de-mahoma-esta-en-venezuela/
[83] http://institutoporras.blogspot.pe/2011/03/conferencia-la-mujer-y-el-islam-los.html consulté le 6 janvier 2018.
[84] Jaime Gajardo Falcón, El multiculturalismo, su recepción normativa y perspectivas en Chile y Bolivia. Un estudio comparado, thèse soutenue en 2012, p 7 (http://repositorio.uchile.cl/bitstream/handle/2250/112833/de-gajardo_j.pdf?sequence=1)
[85] Voir Sylvie Taussig et Yolotl Valadez Betancourt, « Halal et halalisation au Mexique » (à paraître Cahiers de l’islam, février 2019).
[86] https://www.youtube.com/watch?v=FxOg_6YdazM
[87] Cela entre guillemets, puisqu’il n’y a pas d’autorité religieuse en islam. Mais dans la mesure où les communautés sont récentes et dépourvues de tradition ou culture musulmane, des cheikhs influents, souvent imams de la toile, rappellent la norme, ou plutôt la constituent comme j’ai pu le montrer dans le cas du mariage précisément (avec Yolotl Valadez Betancourt « Le mariage islamique en Amérique latine : développement et enjeux », Cahiers de l’islam, en ligne, 2018, https://www.lescahiersdelislam.fr/Le-mariage-islamique-en-Amerique-latine-developpement-et-enjeux_a1765.html)
[88] On nomme ainsi la vague “progressiste” qui concerne un grand nombre de pays dans les années 2000. Voir John Beverley, Latinamericanism after 9/11 (Londres-Durham : Duke University Press, 2011), http://www.boundary2.org/2015/10/de-america-latina-a-abya-yala-una-resena-de-latinoamericanismo-despues-del-911/
[89] Mark Lindley-Highfield of Ballumbie Castle, The Politics of Religious Conversion : An exploration of conversion to Islam and Anglican Christianity in Mexico, Dundee : Academic Publishing, 2015, p. 95 (https://pure.uhi.ac.uk/portal/files/2435790/17536882.pdf, consulté le 2 janvier 2018).
[90] Sdenka Saavedra Alfaro http://islamoriente.com/content/article/racismo-intolerancia-e-islamofobia-a%C3%BAn-vigentes-en-el-siglo-xxi, consulté le 14 novembre 2017
[91] Il y a aussi beaucoup de débats sur chiisme et sunnisme, les deux branches étant également présentes, avec un discours qui va de l’anathème mutuel à l’invitation à dépasser cette distinction.
[92] http://islamoriente.com/content/article/%E2%80%9Cno-hay-superioridad-del-%C3%A1rabe-sobre-el-no-%C3%A1rabe%E2%80%9D
[93] Sdenka Saavedra Alfaro, « “Indias”, “cholas”, “mestizas”, shiitas y musulmanas ; albores de nuestra identidad islámica en Latinoamérica », http://islamoriente.com/content/article/%E2%80%9Cindias%E2%80%9D-%E2%80%9Ccholas%E2%80%9D%E2%80%9Cmestizas%E2%80%9D-shiitas-y-musulmanas-albores-de-nuestra-identidad-isl%C3%A1mi#_ftn20 (consulté le 6 janvier 2018).
[94] Voir le pdf complet de Sdenka Saavedra Alfaro, « Alteridad del Racismo e “Islamismo” en América Latina », in http://islamoriente.com/content/article/alteridad-del-racismo-e-%E2%80%9Cislamismo%E2%80%9D-en-am%C3%A9rica-latina (consulté le 30 décembre 2018).
[95] Vanessa Rivera de la Fuente et Juan F. Caraballo Resto « Religion, Dissent and Decolonial Approach in Latin America » https://feminismandreligion.com/2016/10/03/decolonial-islam-latinamerica/ consulté le 22 décembre 2017.
[96] Je cite ici encore une fois des chiites, d’une part pour signaler l’importance du prosélytisme chiite en Amérique latine (sans vouloir diminuer celle du prosélytisme wahhabite) mais également parce que le féminisme islamique a de fortes racines en Iran.
[97] Je n’ignore pas ici le rôle de l’islam dans les révoltes d’esclaves.
[98] C’est le cas des Sisters in Islam, groupe de féministes islamiques de Malaisie, dont les propositions sont exposées ad nauseam par les partisans de ce courant de pensée, mais elles refusent toute forme de contact, comme me le confirme Agnès de Feo, dont les documentaires s’attachent à donner la parole aux musulmanes qui portent le voile et à montrer la polysémie de cet accoutrement.
[99] M.C La Barbera, « Intersectional Gender. Thinking about Gender and Cultural Difference in the Global Society », Global Studies Journal, 2, 2 (2009), p. 1-8.
[100] https://mezquitademujeres.org/ consulté le 20 octobre 2017.
[101] https://mezquitademujeres.org/vriveradelafuente/
[102] Inna Shevchenko, leader des FEMEN discours de réception du prix International de la laïcité, voir http://www.laicite-republique.org/video-prix-de-la-laicite-2017-inna-shevchenko-je-suis-plus-habituee-a-etre.html consulté le 3 janvier 2018.
[103] Voir Sylvie Taussig, « Le mythe de l’islam précolombien : acteurs, discours et enjeux », Les Cahiers de l’Orient, vol. 130, no. 2, 2018, p. 167-185.
[104] L’article cité de de Sdenka Saavedra Alfaro, « Alteridad del Racismo e “Islamismo” en AméricaLatina » laisse particulièrement perplexe.