RESPONSABILITE

Philippe BLANCHOT, Laurent BOUVET, Gilles CLAVREUL, Philippe FOUSSIER, Jean GLAVANY, Mara GOYET - 7 Déc 2018

RESPONSABILITE A la veille du quatrième samedi de mobilisation nationale des Gilets Jaunes, l’heure est pour chacun à la responsabilité. Si légitime qu’elle soit, toute forme de protestation doit s’exercer dans le cadre des lois de la République, dans le respect des libertés individuelles et collectives, et plus encore dans le souci de protéger l’intégrité physique des personnes et d’éviter les déprédations. La lutte contre les injustices peut occasionner l’expression de la colère ; jamais elle ne justifie la violence. Telle est la position que tout républicain, comme nous le faisons à L’Aurore, doit tenir pour un préalable. Ce mouvement, on l’a dit, vient de loin : sur des causes socio-économiques objectives – stagnation durable du pouvoir d’achat, hausse des taxes, précarisation des emplois – s’est développé un malaise bien plus profond, caractérisé par le sentiment de dépossession et d’abandon : des catégories entières de la population française se sentent déclassées, reléguées dans un no man’s land où elles sont rendues invisibles et inaudibles, ballottées par une mondialisation dont elles subissent tous les inconvénients sans en recueillir les dividendes, laissées sans protection par des services publics qui se rétractent, au nom d’une « rationalité » décrétée loin d’elles et sans elles. Le feu couvait depuis bien trop longtemps pour que l’exécutif puisse en être tenu pour seul responsable ; mais il l’aura déclenché et facilité sa propagation par une addition de décisions à contretemps et incomprises, et une combinaison d’erreurs d’analyse, de propos maladroits et d’entêtement. Il récolte aussi, en boomerang, les effets d’une délégitimation assumée des corps intermédiaires, au bénéfice d’un face-à-face direct avec le peuple. Cette confrontation n’était certainement pas celle qu’Emmanuel Macron envisageait. Désormais, il ne peut plus s’y dérober. Il faut d’abord considérer les heures et les jours qui viennent avec gravité. Non seulement la protestation s’est étendue à d’autres catégories (ambulanciers, lycéens) mais elle a encore gagné en radicalité. Les violences et les destructions commises samedi dernier, si elles ont ouvert les yeux de beaucoup, ont comme galvanisé les plus radicaux : le passage à l’acte est même froidement assumé par des porte-paroles plus ou moins auto-proclamés. La haine, quant à elle, se déverse sur les réseaux sociaux. Le risque de nouveaux incidents graves, voire de drames, est réel. Dans ces circonstances, chaque mot compte, de la part de tous ceux qui ont accès à la parole publique : autorités gouvernementales, bien sûr, mais aussi responsables politiques de tous bords. A cet égard, le suivisme opportuniste et le refus de condamner la violence, du côté de la France insoumise, du Rassemblement national ou de Debout la France, montrent que certains sont incapables de se hisser à hauteur d’homme d’Etat voire, serait-on tenté de dire, à hauteur d’homme tout court : car ce sont des vies, celles de policiers ou de manifestants, qui sont en jeu. En aucune circonstance la violence n’appelle l’éloge, ni même l’excuse. Du coté des forces de l’ordre et de ceux qui les dirigent, le plus grand sang-froid est requis : inutile de dramatiser une situation assez tendue en elle-même. Tout ce qui pourra être fait à titre préventif pour déjouer les plans des casseurs et des ultras, notamment en recourant aux voies juridiques ouvertes par la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme – qui a, rappelons-le, incorporé dans le droit commun certaines dispositions réservées jusqu’alors à l’état d’urgence-, doivent être utilisées. Quid du jour d’après ? Tâchons de dessiner ce que pourraient être les pistes d’une sortie de crise, et au-delà, d’identifier les premiers jalons de l’œuvre de longue haleine qui attend notre pays : il ne s’agit pas moins que de définir les termes d’un nouveau contrat social. Cela implique en premier lieu que l’exécutif réforme sa méthode. Les phrases cinglantes, les décisions prises sans concertation et annoncées d’emblée comme parfaites et non négociables, ne sont pas pour peu dans la montée des colères. Mais un même contenu enrobé dans une forme plus avenante et une apparence de dialogue produira à terme les mêmes frustrations, s’il ne les aggrave pas en y ajoutant le sentiment de duperie. Le style vertical, descendant et condescendant, n’est pas l’autorité. Laissons, sur ce point, la parole à Péguy : « C’est un préjugé, mais il est absolument indéracinable, qui veut qu’une raison raide soit plus une raison qu’une raison souple ou plutôt qui veut que de la raison raide soit plus de la raison que de la raison souple ». Il convient ensuite d’entendre, parmi les propositions formulées par la partie « responsable » des Gilets Jaunes, celles qui sont constructives et réalistes ; de renouveler les propositions de réunion restées sans réponse en raison des intimidations dont les porte-parole ont été victimes, et plus largement de définir un cadre de discussion, à la fois au niveau local et national. La partie s’annonce compliquée pour les autorités car ce mouvement se caractérise justement par le refus revendiqué des formes classiques de représentation, voire par une hostilité de principe à toute forme de délégation. Il n’est pas sûr que la « réhabilitation des corps intermédiaires » dont on parle beaucoup depuis quelques jours, pour souhaitable et nécessaire qu’elle nous apparaisse, soit possible dans le moment présent, c’est-à-dire acceptée et perçue comme légitime par la majorité des Gilets jaunes. Ce n’est ni le moment ni le lieu de dire ce que pourrait être le contenu de cette grande discussion nationale qui doit impérativement s’engager, lorsque viendra le temps de l’accalmie. On sait cependant ce qu’il ne faut pas, ce qu’il ne faut plus faire : fétichiser les réformes punitives, pensées comme des adaptations forcées auxquelles les citoyens sont priés de se plier sans discussion possible. Par culture, la classe politique et la technocratie plus encore vivent dans la mythologie de la « bonne réforme », techniquement impeccable car produite par des élites raisonnables, dont la mise en œuvre serait uniquement affaire de courage (« assumer des décisions difficiles ») et de « pédagogie », terme qui indique assez le genre de public auquel on pense s’adresser. La crise des Gilets jaunes, outre qu’elle pose de nombreuses questions de fond, notamment en matière de justice fiscale et d’équité territoriale, possède au moins une vertu : elle remet la question sociale au centre du jeu. Or la question sociale est certes la recherche d’un équilibre entre justice et efficacité, mais elle est plus que cela : la définition du bien commun par les citoyens eux-mêmes, dans le cadre d’une véritable discussion démocratique. Une partie de la France, depuis trop longtemps, nourrit le sentiment d’être exclue de cette réflexion. Voilà qui appelle, de la part de tous ceux qui s’intéressent à la chose publique, des propositions et des solutions à la hauteur des enjeux.

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