Progressistes contre populistes : attention, piège mortel !

Gilles CLAVREUL - 29 Mar 2019

Progressistes contre populistes : attention, piège mortel !

Personne en France ne connait Thierry Baudet. Et pour cause : malgré un patronyme « bien de chez nous » et des ascendances françaises, francophones et francophiles, Thierry Baudet est le chef de file du Forum de la Démocratie, le FvD, qui vient de remporter les élections provinciales aux Pays-Bas, devançant le parti libéral VVD du Premier ministre Mark Rutte. Le FvD remporte 86 sièges de députés provinciaux. Il en comptait jusqu’à présent…Zéro, et pour cause : le parti dirigé par ce jeune homme de 36 ans, que l’historien Christophe de Voogd présente comme un « Pim Fortuyn hétérosexuel », anti-européen, anti-immigration et anti-islam, n’existait pas il y a seulement trois ans. Détail qui a son importance : les élections se sont déroulé 2 jours après la tuerie d’Utrecht, dont l’auteur présumé est un homme d’origine turque, dont les motivations n’ont pas encore été clairement établies. Les sondages réalisés dans l’intervalle ont clairement montré un regain de participation et un vote en faveur du FvD en lien avec cet attentat.

Les commentateurs qui veulent se rassurer en arguant que les attentes et les colères de l’opinion publique, Gilets Jaunes en faisant foi, seraient avant tout sociales, fiscales ou, sur un autre plan, environnementales, en seront pour leur frais : ce sont les préoccupations identitaires, liées notamment au terrorisme, à l’immigration et au fondamentalisme, qui aujourd’hui sont les plus susceptibles de provoquer des bascules politiques. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien on tait la question identitaire pour ne pas « faire le jeu », au risque de laisser le champ libre à l’extrême-droite. C’est sensiblement ce qui a été fait depuis trente ans. Ou bien on prend acte des inquiétudes de l’opinion publique et de l’existence de questions concrètes à traiter, non pas pour courir derrière l’extrême-droite, ce que des formations de droite dure un peu partout en Europe ont choisi de faire, en France y compris, mais justement pour lui opposer, point par point, une vision universaliste, humaniste, égalitaire, démocratique et, dans le cas au moins de la France, républicaine et laïque, sur ces sujets brûlants.

Prendre la question identitaire par le mauvais bout

Pourtant, rien ne serait plus dangereux que d’entrer dans une logique de blocs entre « progressistes » et « populistes ». On avait dit très tôt, à l’Aurore, que cette pente que le Président Macron semblait vouloir suivre au niveau européen, en stylisant une opposition irréductible entre le duo Salvini/Orban et lui, était un risque mortel. Il avait paru prendre ses distances avec cette grille de lecture, en témoigne sa Lettre aux Européens ; mais voilà qu’à nouveau – appelons cela une rechute – cette dialectique mortifère réapparait. D’abord dans les premières déclarations de l’ex-ministre et désormais tête de liste La République en Marche pour les européennes, Nathalie Loiseau ; puis, immédiatement après, par la voix de deux ex-« stratèges » du Président, Ismaël Emelien et David Amiel, auteurs d’un ouvrage qui se veut une théorisation du progressisme incarné par Emmanuel Macron, Le progrès ne tombe pas du ciel. Sur France Inter, Ismaël Emelien déclare notamment : « la gauche et la droite, telles qu’elles ont vécu, c’est fini, c’est clair (…). Nous pensons que l‘affrontement qui structure aujourd’hui les paysages politiques, en France mais bien au-delà de la France, c’est celui qui oppose les populistes aux progressistes ».

Réservons pour une autre fois une analyse plus détaillée de ce que ce « manifeste du progressisme macroniste » dit de la nature idéologique et de la pratique du pouvoir à l’œuvre depuis deux ans, et concentrons-nous sur les effets politiques possibles d’une installation durable, structurelle comme le pensent les auteurs, d’un clivage progressistes/populistes en lieu et place du clivage droite/gauche.

Disons-le nettement et sans détour : cette installation en majesté du clivage progressisme/populisme tient à la fois du simplisme vu du côté de l’analyse, et de l’inconscience du point de vue de la stratégie politique.

Analyse simpliste et inconscience stratégique

Simplisme de l’analyse : la structuration des comportements politiques obéit à des logiques complexes et multiples, très différents d’un pays à l’autre, dans lesquelles entrent notamment l’histoire de la pratique religieuse, les rapports capital/travail, le niveau d’urbanisation, ainsi que des variables proprement politiques dont le clivage gauche/droite. La sociologie politique a produit une très abondante littérature sur le sujet, d’où se distingue la « carte conceptuelle » du Norvégien Stein Rokkan, qui parvient à classer toutes les formations politiques européennes en fonction de ces différents clivages (il en utilise 4, eux-mêmes subdivisés, etc.). Autant dire qu’il faut y regarder à deux fois avant de balayer le vieux monde et ses infinies complexités, surtout si c’est pour le remplacer par une grille de lecture aussi pauvre : beaucoup de populistes vous diront qu’ils sont les véritables progressistes puisqu’ils s’en prennent aux tenants du « système » qui ne veulent rien changer ; et inversement, les accents populistes sont tellement peu discrets chez les partisans du progressisme que, les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, il y a quelque chose de l’inspiration macronienne dans les Gilets Jaunes, comme l’a bien démontré Denis Maillard dans Une colère française.

Inconscience de la stratégie – et c’est bien plus lourd de conséquence : d’abord, on indispose à la fois ceux qui, sans être populistes, ne se reconnaissent pas dans le progressisme, et ceux qui ne reconnaissent pas le macronisme comme un progressisme. Sans trop d’efforts, vous aurez reconnu la droite et la gauche, à qui on fournit ainsi l’occasion de se reconstruire une identité politique dans la différenciation d’avec LREM. C’est exactement ce qu’ont commencé à faire Olivier Faure et François-Xavier Bellamy depuis la déclaration de candidature de Nathalie Loiseau. Par ailleurs, on s’aliène une partie de leur électorat, qui sera moins enclin à des reports de voix dans le cadre de duels LREM/RN lors des prochaines consultations.

Mais surtout, on fournit au « populisme » la charpente qu’il n’a pas et qu’il n’aura jamais. En jetant dans le même sac Maduro et Trump, Mélenchon et Le Pen, le rétrograde Bolsonaro et l’extrême-droite flamande qui se prétend, depuis Fortuyn,  « progressiste » sur les questions sociétales, on leur fabrique une maison commune, assez vaste pour abriter tout et son contraire, assez solide pour résister aux assauts du soi-disant camp « progressiste » qui, lui, ne l’est guère.

Il est même, ce camp progressiste – du moins là où Nathalie Loiseau et les deux ex-stratèges prétendent le domicilier, c’est-à-dire au sein de la République en Marche – particulièrement friable, comme on l’a dit et répété ici, sur les questions régaliennes et identitaires. En témoigne la « conférence » organisée la semaine passée sur la laïcité et le sondage commandé par la Fondation Jean Jaurès à cette occasion : non seulement les cadres du parti présidentiel ne sont pas d’accord entre eux, mais ceux qui se nomment les « libéraux culturels » sont en décalage complet avec leur propre électorat. Vouloir à toute force imposer une grille de lecture qui fonctionne si mal, qui estompe les divergences de vos adversaires désignés au point de les inciter à se coaliser, et qui trahit à l’inverse vos propres faiblesses, c’est tout bonnement suicidaire.

D’ailleurs, qui achète ce clivage au niveau européen ? Pas grand monde. En dehors de l’Italien Matteo Renzi, grand espoir déçu de la social-démocratie, et du vétéran du libéralisme bruxellois Verhofstadt, on cherche les convaincus. Ce n’est pas Annegret Kramp-Karrenbauer, héritière putative d’Angela Merkel, qui a accueilli fraichement la lettre aux Européens d’Emmanuel Macron et campe sur des fondamentaux de droite classique, qui le démentira, pas plus que le socialiste espagnol Pedro Sanchez.

  Le Prince, le peuple, et les Grands

Enfin, et surtout, on n’évitera pas que l’opposition progressistes/populistes ne soit perçue ou présentée comme un clivage, ou plus exactement une coupure, entre les élites et le peuple. Inutile de dire pourquoi Emmanuel Macron et les siens n’ont vraiment pas besoin de cela. Et ce n’est pas une incantation vague à ce que le progressisme vienne désormais « du bas » et non pas « d’en haut » qui y changera quoi que ce soit, au contraire : c’est trahir le fait qu’on s’exprime d’en haut, et qu’on appelle ceux du bas à se débrouiller tout seuls.

En vérité, il y a bien une menace politique de la part de ceux qu’on nomme improprement des « populistes », et qui sont en réalité des identitaires, avec des variantes plus ou moins autoritaires, plus ou moins sociales et plus ou moins nationalistes. Mais cette menace n’est jamais si grande que lorsque ces forces ont en face d’eux un pouvoir qui a renoncé à comprendre le peuple, à écouter ses aspirations et à contracter une alliance avec lui. Tel est le non-dit de ce clivage progressistes/populistes : la voix des Grands qui conseillent au Prince de se déprendre du peuple. A lui de ne pas les écouter.

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