Où sont-ils ?

Gilles CLAVREUL - 25 Jan 2019

  Ils n’ont même plus de nom : autrefois on les appelait « les banlieusards », terme dont le suffixe péjoratif redoublait la relégation. Puis on s’est mis à parler des « habitants des quartiers populaires », pour progressivement ne plus les identifier que par le lieu : « les quartiers populaires », voire « les quartiers ». Les citoyens résidant dans les grands ensembles situés à la périphérie des grandes villes, dont la majorité, désormais, est issue de l’immigration, principalement maghrébine, sub-saharienne et turque, sont des intermittents de la scène politique et médiatique française. Ils y font des apparitions souvent courtes, presque toujours sous le couvert d’un « problème », d’un « malaise » ou d’une « crise ». En revanche, lorsqu’il s’agit d’événements qui concernent la nation tout entière, et à l’exception – mais quelle empreinte laissent-ils ? – des grands moments de communion sportive, « les quartiers » ont quitté la scène. Depuis le début de la mobilisation des Gilets Jaunes, nombre d’observateurs l’auront relevé : « ils » ne sont pas là.

Des collectifs militants ont bien tenté de mobiliser, comme le Collectif Adama. Mais il n’y a guère que Le Média pour y avoir vu un « ralliement des quartiers populaires », en réalité sans troupes ni lendemain.

Deux France pauvres

Plusieurs médias, timidement il faut bien le dire, ont tenté d’en savoir plus. En dehors de BFM, qui croit savoir que le mouvement « commence à fédérer », le constat général est que le mouvement les intéresse peu. Pourquoi ? Le Parisien du 24 janvier donne la parole à des habitants qui évoquent, notamment, la peur d’être « catalogués casseurs », mais aussi, comme l’indiquait le Bondy Blog à la mi-décembre, un défaut d’indentification dans un mouvement qui « ne nous représente pas », la crainte d’être exposé au racisme de certains Gilets Jaunes, et une amertume au souvenir de la solitude éprouvée, lors des mobilisations passées – les émeutes de novembre 2005 notamment, où bien peu, disent les personnes interrogées, étaient venues soutenir les quartiers en révolte.

Beaucoup d’explications, ou de rationalisations, ni vraies ni fausses, mais à vrai dire peu instructives. La réalité est, en partie en tout cas, plus simple. Elle est tout d’abord, platement sociologique, si l’on peut dire : le mouvement Gilets Jaunes a fédéré des actifs, parmi lesquels une forte proportion d’indépendants, ainsi que des retraités touchés par l’augmentation de la CSG, mobilisés initialement par la hausse des carburants. Ce sont donc des personnes qui se situent plutôt dans l’âge médian de la population française (40,8 ans) et qui vivent, comme l’a montré la récente radiographie de l’IFOP, à plus de 40km des grands centres urbains. Il n’y a donc ni unité de lieu de vie, ni convergence générationnelle, car à l’inverse les quartiers populaires abritent une population très jeune. Une autre explication, très simple elle aussi, n’a pas été rappelée par les rares commentateurs : les habitants des quartiers populaires se mobilisent peu d’une façon générale, qu’il s’agisse de participation électorale, d’adhésion syndicale ou de manifestations. Sauf là où le parti communiste conserve quelques bastions et entretient un foyer militant – c’est-à-dire presque plus nulle part -, la mobilisation pour des causes sociales générales, susceptibles d’intéresser le pays tout entier, ne trouvent pas de relais.

Des univers politiques et culturels de plus en plus dissociés

C’est que, comme le décrit bien un chercheur de l’université de Lille dans The conversation, « l’économie morale des quartiers populaires » est largement en rupture avec celle du reste de la société, y compris les couches populaires qui, par le niveau de revenu et la dureté des conditions de vie, devraient être proche. En d’autres termes, il y a bien un fossé à la fois politique – le vote Le Pen est prévalent chez les uns et totalement absent chez les autres - et culturel entre la France des quartiers populaires et celle des Gilets jaunes. Contrairement à ce qui a pu être murmuré ici ou là, cette différence n’est pas principalement liée à l’origine, car même si les Gilets Jaunes ressemblent à la population de leurs territoires péri-urbains, on y trouve aussi des Français d’origine maghrébine, comme ce représentant de Château-Thierry souvent aperçu sur BFM. En revanche, ils s’identifient comme des travailleurs français en galère, harcelés par le fisc, et non par leur identité ethnique ou religieuse. Le discours identitaire fait un flop total parmi eux.

En revanche, entre les Gilets Jaunes dans leur ensemble et les habitants des quartiers populaires, notamment les plus jeunes, il y a un fossé, évident, de vécu, de rapport aux institutions, de relation au monde du travail, mais aussi de façon de se situer dans la société française. Tout se passe comme si la condition individuelle, qui devrait logiquement rapprocher les habitants des banlieues des Gilets jaunes – précarité, faibles revenus, incertitudes devant l’avenir, hostilité envers les institutions et les médias, dégoût des politiques, sentiment d’abandon, etc. – était mise sous chape par une identité collective, fortement territorialisée, qui commanderait de se penser d’abord comme « habitant des quartiers » avant d’être « de condition modeste » et « citoyen en colère ». Comme si le lieu de vie surdéterminait la condition et interdisait, en particulier, l’émergence d’une conscience de classe.

Même le thème des « violences policières » n’a pas créé de solidarité de fait, comme on a pu brièvement le croire. Au contraire, les blessures des Gilets Jaunes ont plutôt affaibli l’argument sempiternel d’une stigmatisation particulière des jeunes d’origine étrangère. Les militants qui dénoncent le « racisme d’Etat » feraient peut-être bien d’y réfléchir…

Une sortie du récit collectif inacceptable et dangereuse

La dure vérité, c’est que les « quartiers populaires », c’est-à-dire leurs habitants, ne s’identifient presque plus qu’à des mouvements particuliers, mais ils trouvent de moins en moins leur place dans des mouvements de portée générale, comme les Gilets Jaunes prétendent l’être. C’est très grave, et il faut impérativement comprendre pourquoi, car nous touchons au cœur des fractures françaises.

Il faut méditer un instant sur l’effet cumulé, dans le temps, de ces mobilisations et de ces politiques, toutes tendues, sans doute à bon droit d’ailleurs, vers l’objectif de faire reconnaître une spécificité, une singularité des « quartiers ». Certes, ces quartiers n’en manquent pas, pour leur malheur, en termes d’indicateurs de pauvreté, de dégradation du cadre de vie, d’échec scolaire, de violence, et désormais de radicalisation. Cette réalité est indéniable et, bien sûr, elle appelle des réponses, que les politiques ont de plus en plus de mal à apporter et surtout à renouveler. Contrairement à ce qu’on dit souvent, ce qui est réellement imputable à la politique de la ville (c’est-à-dire les moyens supplémentaires, une fois déduit ce qui aurait été dépensé de toute façon, pour payer les fonctionnaires ou renouveler le bâti) est en réalité, rapporté à l’habitant et surtout à l’ampleur des besoins, bien modeste.

Mais que dire du message politique qui a accompagné ces programmes ? Même animé des meilleures intentions, n’a-t-il pas enfermé les quartiers au lieu de les ouvrir ? N’a-t-il pas réhaussé les barrières mentales et entretenu un imaginaire de relégation, rendant les échanges difficiles là où ils étaient naturels et impossibles lorsqu’ils étaient, déjà, difficiles ?

Ce qu’on appelle encore, et pour combien de temps tant l’appellation est galvaudée, la « politique de la ville », n’en finit pas de signifier l’un des grands échecs et l’un des grands impensés de la politique française. La crise des Gilets Jaunes vient à nouveau le dire en creux, six mois tout juste après une réunion-croupion à l’Elysée, le 22 mai dernier, où un « vieux mâle blanc » a été ridiculisé par un jeune Président encore vierge de Benalla, de chômeur qui traverse la rue, et donc, de Gilets Jaunes, mais déjà fautif ce jour-là d’avoir raté un virage décisif avec le pays, celui du rendez-vous nécessaire avec la jeunesse issue de l’immigration, pleine d’envies et de ressentiment mêlés, mais que n’intéressent réellement, on finirait par en désespérer, que ces deux catégories d’entrepreneurs post-modernes : le caïd et le prédicateur, comme l’a écrit, depuis longtemps, Gilles Kepel.

Le tour de cette France des banlieues devra venir, nécessairement. Si pour une fois le politique avait la clairvoyance de devancer l’appel, peut-être évitera-t-il une crise qui promet d’être, si elle éclate, au moins aussi tonitruante que celle des Gilets Jaunes. Puisse le Président se rappeler de ce que j’avais soufflé à l’automne 2015 au ministre de l’Economie : les habitants des quartiers populaires ne veulent pas moins de République : ils veulent plus de République. Mais il est peut-être déjà trop tard.

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