Malaise au coeur de l’Etat

Gilles CLAVREUL - 4 Oct 2019

  Emile Durkheim définissait quatre types de suicides, fonction du degré d’intégration et de régulation d’une société. Selon le fondateur de la sociologie française, les facteurs qui poussent au geste ultime, au-delà de ses dispositions psychologiques individuelles, sont le défaut d’intégration (suicide égoïste), l’excès d’intégration (altruiste), le défaut de régulation (anomique) et enfin l’excès de régulation (fataliste).

Sans établir des records, les suicides dans la fonction publique se situent à un point haut : ainsi, dans la police nationale, on dénombre 52 suicides depuis le début de l’année, un niveau proche des maxima observés sur une année complète. Dans l’Education nationale, une directrice d’école de Pantin et un professeur de SVT de Valbonne (06) ont mis fin à leurs jours à quelques heures d’intervalle, le samedi 21 septembre. Un mois plus tôt, le 22 août, c’était un cadre infirmier du service psychiatrique de l’hôpital de Flers, dans l’Orne, qui se donnait la mort.

Police, hôpital, école : trois services publics essentiels, trois corporations professionnelles traversées, à des degrés et dans des contextes certes spécifiques, par un profond malaise ; bien d’autres mériteraient d’être évoquées, comme les personnels judiciaires, les assistantes sociales ou les agents du service public de l’emploi. Car si les suicides intervenus ces derniers jours ne décrivent pas une hausse spectaculaire, ils apparaissent comme un symptôme et un symbole ; les personnels sont à chaque fois plus nombreux à manifester leur émotion, mais aussi leur colère, après le décès d’un de leurs collègues.

Formons une hypothèse, que seule une minutieuse enquête pourrait confirmer ou infirmer : les suicides intervenus ces derniers mois dans la fonction publique, notamment dans la police nationale, tiennent à la fois du défaut d’intégration et de l’excès de régulation. A l’image de la société dans son ensemble, la puissance publique semble toujours plus interventionniste, procédurière et tatillonne ; et en même temps, de moins en moins intégratrice.

« En haut, ils ne veulent pas comprendre »

Dans les témoignages, les mêmes mots reviennent : « en bas », la réalité sociale est de plus en plus dure, la relation avec l’usager, marquée par l’exigence et le manque de respect, de plus en plus conflictuelle, la disproportion entre des objectifs toujours plus ambitieux et des moyens toujours plus comptés chaque jour plus grande. « En haut », on ne veut pas en entendre parler : on additionne les priorités, on multiplie les plans, on met en place un reporting chronophage dont on n’explique pas la finalité. « En haut », on proclame la bienveillance, l’esprit d’initiative et la responsabilité ; « en bas », on vit la brutalité, l’indifférence et l’impossibilité d’agir. « En bas » on souffre, « en haut, ils ne veulent pas comprendre ». Ce sentiment d’être en même temps harcelé et lâché se diffuse à tous les niveaux de la hiérarchie et fragilise tout particulièrement l’encadrement intermédiaire, tenu rênes courtes par le haut, grâce aux mails et aux tableaux de reporting, mais guère abrité du terrain et d’un public qui, désormais, n’a plus peur d’interpeller directement « les responsables ». S’ajoute à cela une nouvelle tyrannie : celle des réseaux sociaux, qui place tout fonctionnaire sous la menace directe d’une dénonciation publique et fournit gratuitement au niveau central le moyen d’une nouvelle surveillance hiérarchique, d’autant plus aliénante qu’elle ne s’exerce, par définition, qu’à charge.

Cependant, si l’asservissement à l’air et aux modes du temps est pénible et préjudiciable, le mal est beaucoup plus profond. Si les fonctionnaires souffrent, c’est parce que l’Etat va mal.

Dans la crise générale qui a frappé l’Etat-providence à la fin des années 1970, accusé par les économistes monétaristes pour son incapacité à lutter contre la stagflation et à endiguer le chômage de masse, le modèle français de puissance publique s’est trouvé particulièrement fragilisé. Inspirée par son aile réformiste, la gauche au pouvoir a pris alors un virage réaliste, celui du « tournant de la rigueur », sans l’assumer complètement. Surtout, ce qui ne pouvait apparaître sur le moment, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un simple ajustement conjoncturel, ni d’une mesure technique : ce dans quoi la gauche s’est engagée alors, et avec elle le pays tout entier, est une profonde transformation du modèle politique français, où l’Etat verrait peu à peu sa prééminence réduite et contestée, comme metteur en scène de la société et fabricant de l’être-ensemble.

  L’Etat-outil et l’Etat-souverain

Il y avait peut-être un défaut de conception dans cette volonté, louable, nécessaire même, de sauver l’Etat en le réformant : une confusion entre l’Etat comme outil, celui qui conduit des politiques, et l’Etat comme souverain, celui qui est comptable du politique. On peut certes changer d’outil ou en tout cas retailler celui qu’on a sous la main, selon les besoins du moment ; mais on ne change pas de souverain sans toucher aux fondements de l’ordre social. Et cela, l’activisme managérial, le fétichisme des tableaux de bord, et même, l’ambition ostensible de restaurer la verticalité et la pompe républicaines, n’y changent strictement rien : ce sont des remèdes beaucoup trop superficiels pour un mal bien trop profond.

Rabattre « l’Etat-souverain » sur « l’Etat-outil », le politique sur les politiques, c’est perdre de vue ce qui donne un sens, non pas abstrait et imagé, mais concret et incarné, à ce qui fait qu’on fonctionnaire se lève le matin, enfile une blouse ou un uniforme, fait face à une salle de classe, affronte parfois le danger, souvent l’habitude et la répétition, toute une carrière durant, avec le sentiment d’être utile à ses concitoyens. Nul besoin d’être fonctionnaire soi-même pour comprendre cela : c’est affaire de fierté professionnelle et d’estime de soi.

Un immense travail attend les responsables politiques pour redonner de la confiance et de l’espoir aux 5,5 millions d’agents publics. Les mesures salariales, les gestes de reconnaissance ont bien évidemment leur importance, mais il serait illusoire de croire que des mesures balsamiques, même généreuses, suffiront.

Il faut à la fois mieux rémunérer les fonctionnaires, leur redonner des moyens de fonctionnement, leur laisser enfin de l’autonomie de décision, ce qui dans certains secteurs (Education nationale, justice, hôpitaux publics notamment) passera inévitablement par des plans pluriannuels massifs. Dans un pays toujours incapable de voter des budgets en équilibre primaire, c’est plus qu’une gageure.

Mais il y a plus difficile encore, et pourtant plus nécessaire : réinvestir chaque agent public de l’autorité de l’Etat, faire le tri entre les injonctions paradoxales qu’il subit quotidiennement, lui donner des ordres clairs qui ne risquent pas d’être remis en cause du jour au lendemain, sous l’effet d’une campagne Twitter ou d’un comité Théodule. Là encore, bon courage : cela implique notamment que la haute administration fasse son examen de conscience et tire un bilan lucide de son soi-disant « modernisme » managérial qui confond dirigisme et autorité.

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