L’Europe et les années 1930 : le dilemme du Président

Gilles CLAVREUL - 2 Nov 2018

Dans une interview donnée à Ouest-France à la veille du pont de la Toussaint, le Président de la République a exprimé son inquiétude devant les ressemblances supposées de notre époque avec les années 1930.

Analogie pertinente ? Du point de vue de l’exactitude historique, peut-être pas. Mais est-ce bien le sujet ?

Lorsqu'un politique mobilise l'Histoire, il ne le fait pas à la manière de l’historien. Quand De Gaulle, le 25 août 1944, lance "Paris libéré...par lui-même !", il ne s'attache pas à décrire fidèlement les faits, mais à produire un effet politique utile.

C'est donc à l'efficacité politique de la formule employée par Emmanuel Macron qu'il faut s'attacher : quelles fins politiques vise-t-il ? sont-elles légitimes ? emploie-t-il les bons moyens pour les atteindre ?

Ce que vise en réalité Emmanuel Macron, c’est un sursaut démocratique face à la montée de la vague populiste. Son échéance, ce sont les européennes de mai 2019. Pour avoir écrit ici même que la maison Europe brûle et qu'il est temps de prendre la mesure du risque d'affaissement démocratique, on ne disputera pas du bien-fondé de l’alerte. Que ce soit en Italie, en Suède en septembre, en Bavière plus récemment, les formations d'extrême-droite gagnent du terrain et il est légitime de mobiliser les Européens.

On comprend aussi l'intérêt politique propre d'Emmanuel Macron : assumer un leadership, et se préparer à l’exercer seul, au moins pour un temps, compte tenu de l’effacement anticipé d’Angela Merkel. Qu'Emmanuel Macron n'entende laisser à personne le soin d'incarner l'Europe progressiste, éclairée, ouverte, celle qui s'inscrit dans la lignée des Pères Fondateurs, est parfaitement intelligible de ce point de vue. Il a donc, aussi, intérêt à polariser : désigner une menace suffisamment forte pour décourager les velléités de dispersion, tant sur son flanc droit que sur son flanc gauche, et rallier à lui un maximum de partisans de la construction européenne

Beaucoup plus incertain et risqué, en revanche, est le fait d'axer sa stratégie sur la défense des valeurs-socle de l'Europe. En effet, quand bien même font-elles largement consensus, plus qu’on ne le dit souvent, parmi les Européens et singulièrement les Français, rien n'indique que ceux-ci les perçoivent, à tort ou à raison, comme particulièrement menacées. Comme l'indiquait en septembre la dernière livraison de l'Eurobaromètre, les citoyens européens attendent d'abord des réponses sur l'immigration, la sécurité, l'économie, la réduction des inégalités et la lutte contre le changement climatique. Et ensuite, seulement, sur la défense des droits de l'Homme. Emmanuel Macron prend donc le risque de laisser le terrain aux populistes, ou désignés tels, qui auront beau jeu de dire : pendant que le Président français cherche à jouer sur les peurs, nous, nous répondons aux questions que les citoyens se posent. Toujours utile, l’appel aux valeurs ne saurait pour autant passer pour une manœuvre de diversion. Enfin, l'argument moral a ses limites et il a tôt fait de se retourner contre qui l'utilise. A cet égard, le clip de campagne du service de communication du Premier ministre, sensé mobiliser contre les populistes à grand renfort de sensationnalisme anti-Orban et Salvini, n'est pas un monument de finesse...

C'est donc une stratégie à double tranchant que le Président Macron a commencé à esquisser dans cette interview : dramatiser l'enjeu européen - à raison, nous semble-t-il - mais en jouant principalement sur le terrain des valeurs et celui de la poursuite de la construction européenne. Des thèmes chers, il est vrai, à son électorat, ce qui peut lui permettre de resserrer les rangs et donc, de limiter la casse aux élections européennes, dans un contexte rendu compliqué du fait de sa baisse de popularité. Mais il libère ainsi de l'espace pour les formations populistes, nationalistes ou eurosceptiques sur les thèmes régaliens et les questions de vie quotidienne. Encore une fois, derrière le clivage progressistes/nationalistes, c'est le risque d'un clivage grandissant entre le peuple et les élites qui se dessine : ces jours-ci, les Français ne parlent pas de la démocratie en Europe, mais du prix du gasoil à la pompe. On peut s’en désoler mais c’est ainsi.

Il serait très injuste, cependant, de reprocher au Président d’occuper tout l'espace pour parler d’Europe et lutter contre la droite extrême : est-ce sa faute si, à droite comme à gauche, nul ne se risque à la lui disputer ? De Jean-Luc Mélenchon, qui tente de refaire surface, après une séquence calamiteuse, en jouant d’opportunisme sur la hausse de l’essence, à Laurent Wauquiez, qui divise son camp en ménageant Orban, en passant par un PS inaudible et incapable de stopper l’hémorragie des départs, la classe politique traditionnelle ne s’est toujours pas remise de l’électrochoc de mai-juin 2017. Comme lorsque un peloton est à l’arrêt, cela favorise les échappées, du moment qu’elles ne jouent pas la gagne : à gauche du côté des écologistes ou peut-être d’une liste « citoyenne », ou à droite du côté de Nicolas Dupont-Aignan. Pas de quoi faire rêver…



La position hégémonique que Macron revendique au nom des valeurs humanistes et de la construction européenne, et que les oppositions lui laissent, est en définitive le meilleur levain du populisme : quand aucune alternative raisonnable ne se dessine, seules les solutions radicales s'offrent en exutoire aux mécontentements. C’est cela, la tragédie qui se joue ; et le Président ne pourra la dénouer seul.

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