Le territoire, impensé du quinquennat

Gilles CLAVREUL - 14 Juin 2019

Le territoire, impensé du quinquennat

Censé lancer « l’acte II » du quinquennat, le discours de politique générale du Premier ministre Edouard Philippe a été prolongé, fait inhabituel mais pas inédit, par un discours du même Edouard Philippe au Sénat, différent du premier, au terme duquel le vote de la Chambre Haute a été sollicité. Il s’agissait pour l’exécutif de mesurer l’évolution du rapport de forces au Palais du Luxembourg, mais aussi de présenter un « nouvel acte de décentralisation ». C’est en fait la reprise des travaux entamés à l’été 2108 avec le projet de révision constitutionnelle, en grande partie mise en sommeil pour cause de Gilets jaunes, à l’exception du rapport d’information commandé à deux parlementaires, Jean-René Cazeneuve (Gers) et Arnaud Viala (Aveyron), sur le « droit à la différenciation ».

Le Premier ministre a présenté une démarche en deux temps : un premier projet de loi consacré essentiellement au statut de l’élu, qui devrait entrer en discussion à l’automne prochain ; et une loi de décentralisation, dont les contours seraient fortement tributaires du projet de révision constitutionnelle, et qui serait présentée en 2020, après les élections municipales, voire au-delà. En effet, prenant acte de la volonté des sénateurs, Edouard Philippe a conditionné la révision constitutionnelle à la pleine adhésion de ces derniers au projet gouvernemental, ce qui signifie qu’en cas de blocage, il faudrait attendre le renouvellement sénatorial de septembre 2020 pour remettre la révision constitutionnelle à l’agenda. Dans ces conditions, l’horizon de ce nouvel acte de 2021 pour s’étirer jusqu’en 2021.

Le territoire au rattrapage

Ce calendrier alangui sent le rattrapage : après avoir théorisé l’obsolescence des corps intermédiaires dont les élus locaux font partie et battu froid les maires lors de leur congrès annuel, Emmanuel Macron a opéré un virage à 180°, bienvenu même si tardif, à l’occasion du Grand débat national. Il s’agit donc, après la déclaration d’amour aux maires, de donner des preuves d’amour, en commençant par la création de ce fameux « statut de l’élu » dont on parle depuis des décennies sans jamais lui donner un tour concret. Autre aspect bienvenu de ces annonces : la réduction du périmètre des administrations centrales et des agences et l’annonce d’un nouveau mouvement de déconcentration des décisions, tant il est vrai que la centralisation a fait des progrès foudroyants au cours des deux dernières décennies, notamment avec la funeste « Révision Générale des Politiques Publiques » (RGPP), instrument de verrouillage jacobin sous prétexte de modernité managériale et d’économies, ambitions qui se sont révélées aussi virtuelles l’une que l’autre.

Le dessein derrière l’annonce d’un nouvel acte de décentralisation est en revanche plus mystérieux. Clairement, le territoire n’est pas une « entrée » macronienne : il n’est apparu ni comme un thème de campagne, ni durant les premiers pas du mandat. Or, les spécialistes de la décentralisation le savent : les enjeux sont si complexes et les intérêts si contradictoires que toute réforme qui n’est pas présentée dans les premiers temps d’un mandat politique est guettée par l’enlisement. C’est la raison pour laquelle Mitterrand et Defferre, qui avaient longuement mûri leur vision décentralisatrice comme élus locaux, sont arrivés aux affaires avec une vision précise de ce qu’ils voulaient entreprendre : ainsi, c’est le 27 juillet 1981, deux mois à peine après la passation de pouvoirs, que le ministre de l’Intérieur présentait la première loi de décentralisation à l’Assemblée nationale.

Rien de tel sous l’actuel quinquennat, où l’on procrastine, comme sur le Grand Paris, quand on n’abandonne pas le terrain, comme sur la politique de la ville, après l’improbable épisode du « plan Borloo », retoqué in extremis. Le Président aurait très bien pu s’engager dans une rationalisation de la gouvernance locale, là où la loi NOTRe, adoptée sous le quinquennat précédent, a échoué à simplifier une organisation passablement complexe, ou encore proposer un plan d’équilibre et de solidarité territoriales pour contrebalancer le renforcement des métropoles, confortées par la loi MAPTAM de 2014. En dehors du plan « action cœur de ville », destiné à revitaliser les centres-bourgs et doté de 5 Md€ sur 5 ans, l’exécutif aura singulièrement manqué d’ambition et de vision pour le territoire.

Cette impasse sur la question territoriale tombe à un bien mauvais moment. Comme le révélait l’excellent rapport du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) paru en juillet 2018, les territoires de la République connaissent des dynamiques de plus en plus contrastées. Les tendances lourdes à la concentration des activités économiques dans certaines aires et à l'affaiblissement durable des territoires en dépression démographique et en proie à la désindustrialisation (le quart nord-est tout particulièrement) se sont à la fois accentuées sous l’effet de la crise de 2007-2008 et diversifiées : comme le révèle le CGET, il n’y a pas deux France, les métropoles riches et dynamiques d’un côté et les périphéries délaissées de l’autre, mais au moins quatre ou cinq, de l’Ile-de-France prospère mais inégalitaire au Midi en plein boom démographique mais où le faible niveau de qualification alimente un chômage élevé, en passant par des territoires ruraux et périurbains qui connaissent des fortunes très diverses, que ce soit en termes d’accès au service public, de croissance, d’attractivité et d’emploi. Manque encore à ce tableau déjà très morcelé l’évolution de la délinquance et l’apparition des phénomènes de radicalisation, qui ont pourtant un impact de plus en plus fort sur la qualité de vie, le prix des logements et les stratégies de mobilité résidentielle.

De la fragmentation territoriale à la fragmentation politique

Désormais, l’archipélisation de la France mise en exergue par Jérôme Fourquet se lit de plus en plus clairement dans la carte électorale, comme l’ont illustré les résultats des élections européennes. Le vote pour l’extrême-droite traduit de plus en plus le sentiment d’exclusion territoriale : il se renforce et atteint des niveaux sans précédent dans les territoires où le chômage a le plus progressé (Aude, Pyrénées-Orientales, Nord, Aisne), dans la « diagonale du vide », dans les vallées, dans les périphéries économiques et culturelles saisies par la question identitaire (la Corse et désormais les DOM, ce qui est inédit), et le Rassemblement national se retrouve même en tête dans certaines communes populaires, sans y améliorer ses scores, uniquement en vertu de l’effondrement des gauches – c’est le cas, notamment, à Clichy-sous-Bois, Sevran, Bobigny, Vaulx-en-Velin et Vénissieux. Tout à l’opposé, les communes prospères d’Ile-de-France, Paris en tête, les façades maritimes de l’ouest, ont d’autant plus voté pour la liste LREM que le potentiel fiscal était élevé. A l’inverse, le recul du parti majoritaire dans les quartiers populaires est très net, de l’ordre de 4 à 7 points dans les communes de Seine-Saint-Denis par exemple.

Est-ce le retour à un vote de classe ? Oui, mais dans une époque où riches et pauvres ne vivent plus dans les mêmes territoires, ne partagent plus les mêmes espaces, ne se rencontrent pour ainsi dire plus, sinon lorsque les uns sont les prestataires des autres, du livreur Deliveroo au chauffeur Uber, en passant par l’aide à domicile. La dissociation croissante des lieux de vie et des lieux de travail semble désormais inexorable : elle emporte de très profonds bouleversements dans nos modes de vie, notre rapport à l’espace, la façon dont se crée et s’entretient la sociabilité.

Le défi posé par ces mutations à la fois sociales, culturelles et territoriales est immense. A l’Aurore, nous en avons fait, depuis notre création, la question politique centrale. Pour l’heure, les réponses politiques, celles de l’exécutif mais aussi, il faut le dire, de tous les partis, apparaissent terriblement insuffisantes. De la grande époque de l’aménagement du territoire incarnée par la DATAR aux lois Defferre, l’Etat et les élites politiques ont longtemps inspiré cette grande ambition. Les temps ont changé, l’Etat ne peut pas répondre seul de ces défis, et les citoyens demandent, à juste titre, que les décisions qui les concernent soient prises au plus près du terrain, qu’ils puissent en constater le bien-fondé et les valider démocratiquement : seule une profonde décentralisation, assortie d’une clarification des compétences – et pourquoi pas, enfin, de la suppression d’un échelon de collectivité ? – peut donc enrayer la spirale du morcellement.

Mais ce n’est pas en ayant recours à l’artifice du droit à la différenciation, dont Benjamin Morel et Benoit Vaillot nous avaient clairement exposé les risques, qu’on y parviendra : s’il est très encadré, comme le droit à l’expérimentation décidé en 2003, il décevra ; et s’il est étendu, il pavera la voie à des mouvements centrifuges où s’illustreront les territoires dynamiques, qui seront demandeurs de compétences nouvelles, et pénaliseront encore plus les zones fragiles. A rebours de l’effet recherché, il s’ensuivra une recentralisation des pouvoirs, car l’Etat sera mis constamment en position d’arbitre entre des intérêts locaux concurrents.

Par le passé, gauche et droite, élites technocratiques et grands élus locaux se sont donné la main pour forger une ambition décentralisatrice propre à la fois à moderniser le pays et à renforcer la cohésion nationale : c’étaient les rapports Peyrefitte et Guichard, puis les lois Defferre, qui ont, en quelques années, profondément redessiné la France. Tel est le type de consensus qu’il s’agira, dans les années à venir, de faire émerger à nouveau.

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