Le poison du « deux poids, deux mesures »

Gilles CLAVREUL - 19 Jan 2019

  S’il n’est pas la cause première de la colère, il en est un puissant adjuvant : le sentiment d’injustice. Nombre d’acteurs du débat public, à gauche en particulier, s’en réjouissent, voyant un signe du retour de la question sociale, et trouvent positif, malgré les excès ou les fausses nouvelles, que le débat semble enfin porter sur les inégalités. Retrouvant ses repères anciens, la vie politique pourrait ainsi de nouveau s’organiser autour du clivage entre possédants et exploités, entre capital et travail, entre nantis et précaires, entre dominants et dominés ; et donc, d’une façon non moins évidente, entre droite et gauche.

Hélas, c’est un peu plus compliqué que cela. Tout d’abord, de nombreux indicateurs en attestent, les inégalités en France ne sont pas plus fortes que dans la plupart des pays développés : nous nous situons en réalité dans la moyenne basse en termes d’écarts de revenus primaires, ou de taux de pauvreté, seulement devancés par les pays scandinaves. Ensuite, notre système fiscal, aussi opaque et imparfait soit-il, est l’une des plus redistributifs au monde. Enfin, l’évolution des dix dernières années ne montre pas d’aggravation significative de ces inégalités, si on les mesure, par exemple, par le désormais fameux « indice de Gini », stabilisé à 0,295 depuis le milieu de la décennie précédente, au même niveau que celui de l’Allemagne. Certes il est toujours possible de relativiser les données de l'OCDE sur les inégalités, voire de les contester en intégrant des données qui n’y figurent pas (sur le coût de la vie et plus particulièrement du logement) ; mais la tendance n’est pas à la détérioration.

Cela veut-il dire que les acteurs « se trompent », et qu’il y a « sentiment d’inégalité » tout comme on parlait, jadis, de « sentiment d’insécurité », un ressenti que les faits démentent ? Pas davantage. En fait, les inégalités ne tiennent qu’en partie à des facteurs objectivables par des chiffres ; d’autres en revanche procèdent de barrières sociales, culturelles, immatérielles qu’on ne peut rapporter à des paramètres simples. Et l’histoire longue du pays y a sa part, décisive : ce que l’on compare, parfois de façon fanatique et obsessionnelle, ce sont des statuts, et les différences de traitement, réelles et supposées, qui s’y rattachent. L’Ancien régime, avec ses ordres, ses états et ses corporations, n’a jamais été complètement effacé de la mémoire collective ni de la structure sociale, et avec lui les ressentiments très profonds qu’il entretient. Ainsi des sorts judiciaires comparés des Gilets Jaunes casseurs, d’Alexandre Benalla ou de Claude Guéant. Ainsi de la rigueur des 80 km/h mise en regard avec les remises de pénalités accordées aux exilés fiscaux. Ainsi des rémunérations des élus et des hauts fonctionnaires : rien de plus efficace pour provoquer une mort médiatique, de nos jours, que de faire fuiter un bulletin de salaire. S’ensuivent des débats venimeux sur les mérites prêtés, ou au contraire refusés, aux uns et aux autres, à leur inutilité supposée, à l’idée largement répandue qu’une place n’a pu être obtenue que par faveur, parce qu’on appartient à une caste au sein de laquelle se répartissent bénéfices et protections.

C’est là un terrible poison : le « deux poids, deux mesures », une expression bizarre, si on s’y arrête, à laquelle nous prêtons un sens pratiquement inverse à ce qu’elle dit au pied de la lettre. Mais qui répand le sentiment d’une injustice profonde, dirigée, volontaire, trouvant son principe dans l’existence alléguée d’une caste de nuisibles protégeant ses intérêts au détriment de la multitude. Non seulement il entretient les fantasmes complotistes, mais il alimente la suspicion envers toute nomination, toute rémunération, toute position occupée mais aussi tout instruction donnée, toute mesure arbitrée : à qui profite le crime, puisque crime il y a ? Si on a choisi untel plutôt qu’untel, c’est qu’il doit bien y avoir une raison. C’est au final la légitimité de l’ordre social, autant que celle de l’ordre politique, qui s’en trouvent mises en procès.

Ceux qui croient discerner dans la crise actuelle un rassurant retour aux conflits sociaux d’antan et aux discussions droite/gauche sur le partage de la valeur ajoutée se trompent, et lourdement : sous la question socio-économique sourd une crise morale autrement plus profonde, qui porte sur la légitimité de tout ordre et de toute autorité. Il faudra beaucoup plus que des ajustements fiscaux pour déplier cette crise-là.

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