La fin de la morale publique

Gilles CLAVREUL - 12 Juil 2019

La fin de la morale publique

  L’idée la plus communément répandue est que nous sommes entrés dans une époque beaucoup plus exigeante en matière de morale publique : « les temps ont changé », « aujourd’hui, certains comportements ne passent plus », etc. Cette idée, qui a la force de l’évidence, est néanmoins totalement fausse : si on exige sans cesse plus de transparence de nos dirigeants, ce n’est pas parce que la morale publique progresse, mais au contraire parce qu’elle est en voie de disparition. L’affaire des repas somptuaires de l’ex-président de l’Assemblée nationale, François de Rugy, nous en donne l’éclatante illustration.

On ne défend pas cette position hétérodoxe par coquetterie, mais parce qu’il nous parait nécessaire de faire ressortir un mouvement tectonique de nos sociétés, qui a trait non seulement à la manière dont nous nous représentons les représentants, mais plus encore au fait que la morale commune, c’est-à-dire un ensemble de règles et d’usages d’autant plus observés qu’ils sont implicites, « reconnus car méconnus », pour paraphraser Bourdieu, a déserté progressivement la scène sociale moderne, au profit de définitions individuelles et collectives, précaires et concurrentes, des limites du permis et de l’interdit, du décent et de l’indécent, du convenable et du condamnable. De fait, nous avons rompu avec la société traditionnelle. Ce n’est pas sans avantage, mais ce n’est pas sans conséquence non plus. Explications.

  Vices privés, vertus publiques

Dans la société traditionnelle, au sens où Max Weber l’entendait, était légitime l’autorité qui respectait une loi immémoriale, un ensemble de coutumes, et qui la faisait respecter, au moins formellement : les comportements déviants pouvaient être plus ou moins tolérés, du moment qu’ils restaient discrets. Ce qui était punissable n’était pas l’écart, mais l’écart visible, le scandale qui risquait de remettre en cause le récit collectif et d’affecter l’ordre social. On trouve encore maints exemples de cette organisation dans les sociétés méditerranéennes, en Iran, dans le Golfe ou en Asie : on leur reproche, à ces sociétés, tout ce que les forces progressistes, dans les nôtres, ont combattu. Le carcan de bonnes mœurs, la rigidité des conventions sociales, et, plus que tout, l’hypocrisie. Dans la société traditionnelle, on sait que bien des puissants sont cupides et que bien des dévots sont des débauchés, mais il se trouve toujours assez de représentants de la société établie pour préférer l’injustice au désordre : du moment qu’ils demeurent cachés, les vices ne sont que mollement réprimés. Des gouvernants, on attend qu’ils professent une morale intransigeante et qu’ils la fassent respecter par le peuple, au besoin en faisant exemple de quelques punitions publiques spectaculaires ; non qu’ils la respectent derrière les murs de leurs palais.

Mais nous, nous vivons dans la société qui a abattu méthodiquement tous ces murs, essentiellement pour le meilleur : tout citoyen a le droit de demander compte aux agents de l’administration, affirme l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Dans le long chemin qui nous sépare de ce texte fondateur, de grandes évolutions, tantôt rapides et fortes, tantôt silencieuses, nous ont amené à des remises en question de plus en plus radicales.  Le bouleversement majeur de la Révolution, qui transfère la souveraineté du monarque vers le peuple, ne fait pas disparaître l’idée d’une morale commune, mieux : sa nécessité.

C’est le débat essentiel qui occupera les Conventionnels, débat que Marcel Gauchet, dans son Robespierre, a magistralement disséqué. Les penseurs de la République, les Quinet et les Renouvier, les Ferry et les Buisson, proposeront à leur tour les contours d’une morale sans Dieu, mais d’une morale quand même, c’est-à-dire un corpus qui permette l’ensemble des acteurs sociaux de s’accorder sur une norme comportementale, valable depuis le bas jusqu’au sommet de l’échelle sociale. Ainsi pouvait se perpétuer l’idée que les citoyens n’étaient pas seulement des individus libres astreints aux exigences minimales d’un simple règlement de copropriété, mais bien des sociétaires partageant une vision plus ou moins homogène du bien et du mal communs.

Or l’un des principes les mieux admis par les sociétaires, en France bien plus que dans d’autres pays, est une nette séparation entre privé et public. Ainsi le privé, ce qui relève de l’intime, a été davantage et plus longtemps protégé des enquêtes sociales que dans les pays de culture protestante. Porté par la bien-nommée puissance publique, elle-même incarnée par un Etat en majesté, l’intérêt général, quant à lui, a pu justifier, sous bien des régimes et en bien des occasions, qu’on recouvre d’une même opacité l’exercice de la raison d’Etat, de simples expédients de gestion, et des turpitudes personnelles franchement inavouables. Des politiques, sans fortune personnelle, se trouvaient tout à coup à la tête d’un joli patrimoine immobilier ; on parlait à mots couverts de mœurs débridées ou « particulières » ; on dînait en ville, beaucoup : c’étaient les années 1980, il y a seulement une génération. Une convention sociale tacite, très critiquée depuis, faisait que « ces choses-là » devaient rester insues du plus grand nombre.

Dans une nation comme la nôtre où, pendant des siècles, le politique a entendu transformer la société, c’est désormais la société qui, se transformant, a à son tour bouleversé les règles écrites et non écrites de la scène politique. Et ce n’est pas du tout parce que la vertu s’y serait soudainement manifestée, mais au contraire parce que ces repères consensuels de la morale commune ont complètement volé en éclats, sous l’effet de l’individuation de la société dans son ensemble.

Morale privatisée

En privatisant la morale, nous avons laissé à la loi écrite, et à elle seule, le soin de tracer la frontière entre le permis et l’interdit. Or, le problème, c’est que cela ne suffit jamais, que la loi n’est jamais assez précise, ni surtout assez sévère. Qu’on en juge : depuis les premières lois anti-corruption, au début des années 1990, les dispositifs de transparence et de contrôle des dépenses publiques liés à des fonctions politiques et à des tâches de représentation n’ont cessé de s’étendre. Nous avons vécu ces dernières années une très nette accélération, poussée par des affaires (création du Parquet national financier, obligation de déclaration pour les ministres, parlementaires et membres de cabinets) ou non. En fait de transparence, le saut qualitatif est immense.

Cela a-t-il "moralisé les comportements", au sens le plus plat que l'on peut donner à l'expression ? Il suffit de demander, loin des caméras, à des responsables politiques et des hauts fonctionnaires qui ont traversé les quatre dernières décennies dans des fonctions publiques de premier plan pour écarter toute espèce de doute à ce sujet. Dans les préfectures, les ambassades et les ministères, où tant de mobilier entrait et surtout, disparaissait naguère, les contrôles sont désormais systématiques, et les rares incartades sont, légitimement, sanctionnées. Cette rigueur accrue, dont on ne peut que se féliciter, a-t-elle rassuré nos concitoyens et calmé les soupçons ? Pas du tout. Pas une seconde, et bien au contraire.

Pour une raison simple : c’est que l’idée même d’une morale commune nous est devenue étrangère. La morale n’est plus un principe stable, c’est un processus ininterrompu qui ignore où est sa fin : il ne faut pas de la rigueur, il faut plus de rigueur ; il ne faut pas de la transparence mais plus de transparence. Y a-t-il une faute ? C’est qu’il faut plus de transparence – jusque-là, tout le monde est d’accord. Mais s’il n’y a pas de faute ? C’est qu’on n’a pas cherché assez loin, ou qu’on ne s’est pas posé les bonnes questions : la règle est-elle assez sévère, les contrôles assez rigoureux ?

Venons-en à l’actualité, où se dévide la pelote transparentiste. Qu’est-ce qui scandalise, à juste titre, dans le comportement de l’ancien Président de l’Assemblée nationale ? Ce n’est pas d’avoir enfreint la loi : personne n’a dit, ni ne peut dire, qu’il n’avait pas le droit de recevoir qui bon lui semblait ni de servir les mets qui lui agréaient. D’autant moins qu’il préside un pouvoir public constitutionnel indépendant, non le moindre : le corps législatif. Alors ?

Ce qu’on reproche et qui insupporte, c’est d’abord l’hypocrisie. Ce vice personnel qu’on regardait, jadis, comme une vertu sociale : voilà un homme public qui n’a cessé de prôner la frugalité, qui a fait publicité de ses mesures d’économie pour les services de l’Assemblée, et qui a juste oublié de se les appliquer à lui-même, ou n’a pas eu le courage de demander à son épouse de les appliquer dans la gestion de leur intérieur et leur politique de réception.

Ce qu’on lui reproche ensuite, c’est d’avoir agi discrétionnairement, c’est-à-dire entre plusieurs options toutes légales : or ce qui est devenu absolument indiscutable pour une personne privée, au nom de la liberté individuelle consacrée par le libéralisme, est devenu proprement inenvisageable pour une personne publique, comme si la limite du choix discrétionnaire était la ligne d’une marée infiniment descendante ; exactement à l’inverse de ce qui a prévalu, pendant des générations. Concrètement, cela signifie non seulement que M. de Rugy aurait dû comprendre qu’on ne sert pas des grands crus classés autrement que dans des réceptions officielles, et de préférence lorsqu’on reçoit des invités étrangers, car il en va du rayonnement de la France ; mais que, plus fondamentalement, il aurait dû comprendre que la limite de l’acceptable irait désormais s’abaissant indéfiniment, non parce que les Français seraient plus sourcilleux sur la morale, mais au contraire parce que la notion de vertu publique a perdu toute signification claire et stable : puisque nous n’avons plus de morale, nous la cherchons, et puisque nous la cherchons, nous creusons, sans fin prévisible.

On voit bien, pourtant, ce qu’il y a d’un peu absurde, et même de dangereux, dans tout cela. S’il s’agit de discuter de l’usage des fonds publics, il y a mille fois l’occasion de s’énerver à meilleur escient, sur des dépenses qui ne se chiffrent pas en milliers, mais en millions d’euros. Pour le choix des convives ou le prix des bouteilles de vin, on retrouve notre problème des limites et des définitions : qu’on ne serve pas un Mouton-Rothschild lors d’un repas informel devrait tomber sous le sens ; mais à quel niveau au juste considère-t-on que c’est convenable, et surtout qui est légitime pour le dire ? En vertu d’un partage sans équivoque du public et du privé ? Voire ! Imaginons qu’un ami, un parent ou une simple relation d'un préfet soit invité à séjourner dans sa résidence, dans les appartements privés que l’Etat met à sa disposition en contrepartie de sa disponibilité permanente. Va-t-il refuser d’être servi à table par le personnel de maison, au motif qu’il vient dans un cadre privé ? Se risquera-t-il à dormir dans des draps qui sont la propriété de l’Etat, mais qui n’envelopperont que sa seule personne physique ? Proposera-t-il de payer sa quote-part de chauffage ? Prétendre définir des règles absolument objectives, c’est tomber immanquablement dans le ridicule. On devrait, dans l’absolu, s’en remettre à la sagesse des représentants qu’on s’est choisis : mais on ne le peut plus, parce qu’on ne le veut plus.

Et là, le problème jaillit dans sa pureté cristalline : si c’est Mediapart qui doit se faire l’arbitre, non pas des élégances hôtelières, mais bien des critères qui président à la morale publique, il est évident que nous allons vers un très, très sérieux problème démocratique. Pourquoi ? Parce que, tôt ou tard, il y aura bien un Mediapart pour s'occuper de Mediapart. Il ne sera pas forcément français, ni guidé par des idéaux démocratiques comme le sont – on ne peut certainement pas le leur disputer – les journalistes de cette rédaction. Il aura les mêmes méthodes, emploiera le même ton indigné, distillera avec une même patience de tortionnaire feuilletonnesque les révélations pour faire tomber ses cibles. Il jouera sur les mêmes équivoques entre privé et public, d’autant plus facilement que la presse française est de plus en plus tributaire des aides directes et indirectes qu’elle reçoit. Et il sera par ailleurs trop tard pour dire que n'importe qui ne peut pas se dire journaliste : là aussi, on ne peut pas contester les règles au motif qu'elles sont des règles, tout en prétendant continuer à bénéficier de leur protection.

Les procureurs du peuple finissent toujours par connaître le sort qu’ils ont réservé à ceux dont ils ont instruit le procès : cela aussi, l’Histoire de la Révolution nous le raconte. L’abîme qui est le nôtre est cependant d’une nature différente, car encore une fois, le secours d’une morale commune héritée nous est désormais interdit. Il nous faut inventer de nouvelles règles, qui ne soit ni celles d’un homme politique inconséquent, ni celles de journalistes dont la légitimité est d’informer l’opinion, non de la guider. Ce qui est décrit ici parait extraordinairement difficile ou même, désormais, inatteignable, alors que c’est en fait tout simple : il nous faut à nouveau nous interroger sur l’homme tel qu’il est et le pouvoir tel qu’il devrait être. Or nous n’avons que trop tendance à faire le contraire, souffrant du mouvement que nous avons-nous-mêmes engagé et que nous n’entendons pas interrompre.

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