Immigration : joli coup ou jeu dangereux ?

Gilles CLAVREUL - 20 Sep 2019

En dévoilant, lors d’un pot de rentrée de la majorité au ministère des relations avec le Parlement, son intention de rouvrir en grand le débat de l’immigration – ou plutôt de l’ouvrir, car il n’a jamais vraiment figuré dans les thèmes d’action gouvernementale depuis 2017, le Président de la République a fait ce qu’il sait sans doute faire de mieux : imposer son agenda et obliger adversaires et commentateurs à se positionner sur le terrain qu’il s’est choisi. Rien n’a manqué pour y réussir : ni l’effet de surprise, en pleine discussion sur les retraites, ni l’expression destinée à frapper les esprits, telle cette interpellation à ses propres troupes, sommées de ne pas sombrer dans le confort « bourgeois ».

Le coup est bien joué : prenant acte du glissement à droite de sa base sociologique, bien mis en évidence lors des élections européennes, Emmanuel Macron enfonce le clou et clive « à l’ancienne », droite « réaliste » contre gauche « laxiste », au grand dam d’une partie de sa majorité, qui commence à comprendre que les envolées humanistes du candidat Macron étaient désormais remisées.

En faisant explicitement de ce virage sur l’immigration un instrument de lutte contre le populisme, Macron adoucit cependant les effets du cocuage qu’il inflige à son aile gauche, en ennoblissant d’une finalité humaniste le raidissement qu’il annonce. C’est plus subtil que Sarkozy en son temps, mais ce n’est pas moins efficace pour couper l’herbe sécuritaire sous le pied du RN et de la droite classique, l’un pris de court et l’autre asphyxiée sur ses propres thèmes de prédilection. Pour la gauche, la potion est amère, car n’ayant pas assumé son bilan gouvernemental, ni proposé autre chose non plus depuis, elle retrouve ses réflexes moralisateurs, comme l’analyse Laurent Bouvet dans cette interview au Figaro. Elle en est donc réduite à accuser le Président de « jouer sur les peurs », ce qui la condamne à perdre encore un peu plus l’oreille de l’électorat populaire.

  Un problème ? Quel problème ?

Regardons au-delà du coup politique : poser la question migratoire aujourd’hui, est-ce pertinent dans l’intérêt de la France ? La réponse ne peut pas être binaire.

Tout d’abord, il parait vain de prétendre qu’il n’y a pas de sujet. L’ONU évalue à 250 millions le nombre de migrants dans le monde, soit 3,9% de la population mondiale ; c’est 100 millions de plus que dans les années 1970. S’agissant de l’immigration légale en France, la progression des premières admissions au séjour depuis environ un quart de siècle est très nette : de 120 000 entrées en 1996 à 260 000 l’an dernier. Les deux premiers contingents par motif d’admission sont les étudiants et l’immigration familiale, entre 80 000 et 90 000 entrées chaque année. Par comparaison, les chiffres de l’asile (33 000) et de l’immigration économique (même chose), sont nettement plus faibles. Il n’empêche que c’est sur ces deux catégories que portent le débat – et les polémiques. Ainsi, présenter la France comme un pays « fermé », comme on l’entend parfois, ne résiste pas à l’analyse, y compris durant la vague migratoire de 2015-2016, car la France n’était pas la destination finale des populations irakienne, syrienne, soudanaise et afghane. C’est ainsi qu’en 2016, la quasi-totalité des Syriens ayant effectué une demande d’asile auprès de la France y ont été acceptés ; mais ils n’étaient que 5400…

Cela veut-il dire qu’il y a trop d’immigration, et qu’il faut fermer les frontières ? Si on veut rester objectif, poser le débat en ces termes n’a pas de sens. Il faut prendre en considération la part de résidents étrangers dans la population totale : elle est relativement élevée en France par rapport à ses homologues de taille comparable, à 8,8%, en raison d’une immigration souvent plus ancienne qu’ailleurs. La démographie du pays : elle est relativement dynamique en France. L’économie et l’emploi : le taux de chômage reste élevé, ce qui n’empêche pas une pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs. Le profil des nouveaux arrivants : ils viennent à 50% du continent africain et ce sont principalement des hommes jeunes et peu diplômés. La répartition géographique de ces nouveaux arrivants, qui s’effectue en fonction de l’implantation des diasporas et des ressources des intéressés : 39% de la population étrangère réside en Ile-de-France, avec une forte concentration dans les quartiers d’habitat populaire.

Immigration réelle et « ressentie » ?

Voilà à peu près tous les paramètres nécessaires à une lecture froide, clinique, du sujet.

Mais on ne peut évidemment s’en tenir là, et il serait vain de croire qu’en la technicisant, on parviendrait à dépassionner, à banaliser, la gestion de l’immigration. Car, d’une part, on s’aperçoit très vite qu’on ne « maîtrise » pas grand-chose, ni le flux entrant, ni la nature de ce flux, ni sa répartition sur le territoire. Et que, d’autre part, tout s’embrase en instant sitôt qu’on parle d’intégration : dès lors, impossible de se mettre d’accord sur rien. En cette matière, on touche très vite les frontières du fait et de l’opinion, de l’objectif et du subjectif, et on plonge dans l’analyse des causes comme dans des abysses : qu’est-ce qui, des caractéristiques sociales objectives du migrant, de la solidarité diasporique, de son « désir de s’intégrer », des politiques publiques mises en place pour l’y aider, des caractéristiques du bassin d’emploi ou de la disposition xénophile/phobe de la population résidente, est décisif dans la réussite ou l’échec de l’intégration ? Aucune certitude n’est pleinement recevable, seulement des hypothèses et des approximations. Voilà qui pave la voie à des débats, au sens propre, interminables. Il en est de l’immigration comme de la température : il y a la mesure du thermomètre, et la température ressentie. Celle-ci n’est pas moins vraie que celle-là, au contraire : c’est la température ressentie qui indique si votre corps accepte les conditions atmosphériques auxquelles il est soumis.

Mais plus la question échappe à la science, plus elle trouve sa raison d’être dans le débat politique : elle est évidemment affaire de choix de société, et n’est en réalité que cela. Y a-t-il un « bon » taux d’étrangers ? Seul le souverain, c’est-à-dire le peuple, est légitime à en déterminer un. Si j’estime, moi, qu’il n’y a pas « trop d’étrangers en France », il me faut en convaincre les deux Français sur trois qui le croient, qu’ils se trompent. Et en trouvant des arguments qui ne soient ni moraux, ni purement statistiques, mais politiques. On voit le chemin qu’il reste à parcourir pour cela.

Résignons-nous donc à statuer à partir de quelques faits établis : nous ne sommes pas dans une situation de plein-emploi ni de déclin démographique, à la différence de l’Allemagne. Les politiques publiques d’accueil et d’intégration sont de moins en moins efficaces, au point que les descendants d’immigrés sont parfois moins bien intégrés que leurs parents. Enfin, nous n’avons encore trouvé aucune réponse aux défis du repli communautariste, de la discrimination et de la ségrégation.

Tout ceci plaide pour une maîtrise de l’immigration. Certes pas tout seuls, car le sujet est européen et mondial, mais il ne faut pas être naïfs : les pays européens n’ont pas les mêmes intérêts objectifs face à l’immigration. On l’a vu durant la crise de 2015, où l’unilatéralisme et l’égoïsme nationaux ont été la règle, et où nul ne peut s’estimer plus vertueux que le voisin – pas même l’Allemagne, qui a d’ores et déjà débouté plus du tiers des 1,5 millions de migrants accueillis.

  Immigration, identité, islam, intégration : la ronde infernale des 4 « i »

Présenté comme cela, le défi parait gigantesque : en réalité, si on le limite au seul sujet de l’immigration, il est presque marginal. En effet, que l’on stabilise les entrées (ce qui parait raisonnable), ou qu’on les fasse diminuer de 10 ou 20%, ce qui semble déjà difficile, d’autant plus difficile si on se met en tête de « sélectionner » l’immigration, on ne changera qu’à la marge la physionomie du pays : rapportées à la population résidente, trente ou quarante mille entrées de plus ou de moins ne changent pas la donne. En revanche, on prend le risque d’échauffer encore un peu plus les esprits et de creuser davantage les fractures qu’on voulait réduire : radicalisation des anti-immigration, raidissement moral des ONG et de la gauche, inquiétudes et sentiment d’exclusion parmi les immigrés et leurs descendants…

Car, on l’a bien compris, l’immigration est un vrai sujet, mais ce n’est pas LE sujet qui met à mal la cohésion nationale : il n’est que l’un des quatre « i » de la ronde infernale qui fait tourner toutes les têtes. Immigration, donc, mais aussi identité, islam, et intégration ; qui ne sont, eux-mêmes, qu’une partie seulement des problèmes du pays, qui s’appellent aussi : chômage, inégalités, éducation, vieillissement, climat, logement, insécurité, etc. Ne pas en parler, de ces maudits « 4 i », c’est laisser le champ libre aux extrêmes ; ne parler que de cela, c’est jouer sur leur terrain, et donc s’exposer à une défaite certaine – voir l’échec de Nicolas Sarkozy sur l’identité nationale.

Emmanuel Macron a peut-être joué un coup opportuniste, mais il s’est peut-être dit qu’il n’avait pas le choix. Ce faisant, il s’est mis sur un chemin sans retour : soit il procrastine, comme il le fait sur l’islam ou la laïcité, et on l’accusera de se hollandiser ; soit il s’obstine, et on le dira sarkoïsé ; soit il affadit son discours et fait du « en même temps », et on dira qu’il se chiraquise.

Toute la classe politique, en France et en Europé, tourne autour de ces questions sans parvenir à vraiment les saisir. Le dernier épisode en date, ce portefeuille européen de la « protection du mode de vie », qui ne contient en fait rien d’autre que l’immigration, montre le désarroi et l’impensé complets où les démocrates sont tombés sur les fondements mêmes de nos communautés politiques. En matière d’identité, nous Européens avons top souvent souffert de l’excès et du choc des certitudes ; voici venu l’ère de l’excès de doute. Moins violente, certes…au moins pour l’instant.

Condamné à avancer sur ce terrain glissant où les fragilités d’une société à fleur d’épiderme se révèlent, le Président ne peut que rechercher l’unité de la nation, pas seulement par le verbe mais aussi par des actes politiques, ou échouer. S’il veut briller par séquences, il se fracassera et le pays avec. Mais s’il est le seul à s’en saisir, ceux qui seront restés les bras croisés n’auront pas leur mot à dire, quoi qu’il arrive, lors des prochaines échéances. A bon entendeur…      

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