Européennes J-100 : état des faiblesses en présence

Gilles CLAVREUL - 8 Fév 2019

Européennes J-100. Etat des faiblesses en présence

  En politique comme en matière militaire, on parle des forces en présence. Mais quand tous les protagonistes paraissent plus faibles les uns que les autres, que doit-on dire ? Passons-les donc en revue, à 100 et quelques jours du scrutin, en dressant l’état de leurs – maigres – forces, et surtout de leurs -grandes – faiblesses.

Figurants et outsiders

Allons du plus petit au plus grand. Les élections européennes sont le théâtre d’expression privilégié des formations monothématiques, sans attache territoriale ni ambition de gouverner. On retrouvera donc une kyrielle de petites listes, venues pour surfer sur les mécontentements du moment, et dont les plus sonores se situeront de part et d’autre du spectre, des inoxydables Lutte Ouvrière à l’UPR de François Asselineau en passant par Jean Lassalle.

Qui vient immédiatement après les habituels figurants ? D’anciens premiers rôles déchus, principalement à gauche. Si l’idéologie anti-tout du NPA, volontiers accessible à l’islamo-gauchisme, trouve une certaine faveur dans les médias, son poids électoral ne cesse de décliner. La barre des 3%, seuil de remboursement des frais de campagne, est désormais bien incertaine, tout comme pour le Parti Communiste qui, à l’instar de l’Huma, son organe idéologique, semble en cessation de paiements et d’idées tout à la fois. Il en ira de même pour les centristes de l’UDI, qui pour l’heure maintiennent la possibilité d’une liste, dont la valeur ajoutée, entre le MODEM alliée à LREM et Les Républicains, ne saute pas aux yeux. A moins qu’il ne s’agisse que de monnayer un soutien.

Mais le vrai sujet dans la catégorie des déclassés, c’est la donne au sein de la gauche (plus ou moins) pro-européenne. Le Parti Socialiste, qui dominait tout il y a cinq ans, et qui n’est plus rien ou si peu, semble résigné à céder la tête de liste à la sympathique figure de Raphaël Glucksmann, jeune intellectuel dont le nom résonne des nobles combats de son père, mais dont le néo-mouvement, Place Publique, peine à déployer autre chose qu’un plaidoyer pour les valeurs générales et généreuses des classes supérieures progressistes, sans trop savoir ni pouvoir se frotter aux rudes réalités du combat politique. Au sein de cette gauche démocratique, européenne, sociale et écologique, qu’on aimerait tant soutenir et retrouver, c’est à qui plaidera le plus vigoureusement pour l’union nécessaire, avant d’expliquer, avec non moins de force de conviction, qu’en l’état actuel des choses et compte tenu du mauvais vouloir des partenaires pressentis, ladite union est bel et bien impossible. Et de fait : ni Génération.s., le fantomatique micro-parti de Benoît Hamon, dont la devise semble être « diviser pour ne jamais régner », ni les écologistes de Yannick Jadot, qui ont bien compris qu’ils auraient plus d’élus, en tout cas pas moins, sous leur propre bannière, qu’au terme d’une fusion longuement et laborieusement négociée, ne semblent vraiment décidés à s’entendre.

La gauche démocratique, une union par dissentiment mutuel ?

D’ailleurs, pourquoi faire ? Faire la synthèse même quand on n’est d’accord sur rien, ce n’est pas le souci : ils n’ont fait que cela depuis vingt ans. Chacun dans cet espace sent qu’il y a une aspiration sociale et écologique à capter – elle est là, elle est le fait d’un électorat urbain et diplômé, bien plus qu’elle ne traduit l’aspiration des classes populaires néanmoins. Mais s’unir pour perdre, c’est tout de suite moins affriolant. Reste la proposition…pittoresque ? inattendue, en tout cas, de Julien Dray, qui recommande l’alliance avec Jean-Luc Mélenchon, comme un retour de jeunesse. S’il fallait un moyen de déboussoler encore davantage ce qu’il reste de militants socialistes, voilà le moyen tout trouvé… Mélenchon, justement : lui au moins, sa liste et prête et la tête de liste est désignée. C’est un avantage, mais la pente à remonter est très raide : par ses erreurs personnelles et ses ambiguïtés de positionnement, Jean-Luc Mélenchon a fait fondre de moitié le potentiel électoral acquis au premier tour de 2017, de près de 20% à moins de 10%. Après la série noire de ses ennuis judiciaires, le surgissement des Gilets Jaunes, que la FI n’a ni vu, ni compris, ni su rattraper, a fini de tuer la chimère d’une vaste alliance populaire : la contestation se déroule, mais sans celui qui prétendait la théoriser et la porter. Par ailleurs, la France Insoumise est profondément fracturée, entre républicains socialistes « old school » et communautaristes, de conviction ou d’opportunité, ceux qui voient leur salut électoral dans un populisme tous azimuts et notamment du côté des banlieues, en prévision des élections municipales. Un mauvais score de La France Insoumise, inférieur à 10%, ouvrirait à coup sûr une crise politique qui posera ouvertement la question du leadership de Mélenchon.

Décomposition-recompositions à droite

A droite maintenant. Le choix de Laurent Wauquiez de désigner François-Xavier Bellamy comme tête de liste LR signe un changement d’époque plus net encore que la résignation du PS à ne pas partir sous ses propres couleurs. En d’autres temps, l’investiture pour mener la liste aurait conduit à une empoignade entre grands fauves, opposant de grands barons déjà plusieurs fois ministres. Pour qu’un inconnu de trente-cinq ans soit désigné, il faut vraiment que personne, ni les premiers couteaux, ni les seconds, ni même les troisièmes, n’ait eu envie d’en être. Mais il y a bien plus que cela : qui aurait pu imaginer, il y a seulement dix ans, qu’un catholique versaillais, affublé de tous les stéréotypes qu’un Cabu ou un Chatilliez se seraient plus à croquer, aurait pu faire figure d’incarnation crédible pour la formation principale de la droite républicaine ? Il faut que les temps aient bien changé.

D’abord, cette droite-là n’a pas renié ses convictions les plus profondes, ni son look sage et désuet, au contraire : elle les porte désormais en étendard. Mieux : elle a su repenser en profondeur son rapport au monde, intégrer des apports intellectuels venus de la gauche – notamment une critique sans concession du matérialisme consumériste – et a choisi d’investir le domaine des idées, avec une ouverture d’esprit inédite. Bellamy, philosophe brillant et subtil, est avec d’autres, autour du FigaroVox ou de la revue Limites, l’incarnation d’un renouveau conservateur, qui fait contraste avec le gauchisme de posture incarné par les nouveaux dogmatiques, de Nuit Debout à la mouvance décoloniale en passant par Le Media.

Pour autant, cette droite a peut-être beaucoup appris, mais elle n’a rien oublié : elle est obstinément, farouchement et indéfectiblement attachée au modèle de la famille hétérosexuelle unie devant Dieu autant qu’elle reste hostile, résolument, au droit à l’avortement. Que vaut ce positionnement, identitaire à n’en pas douter, face aux évolutions du monde moderne ? Lancer Bellamy, brillant mais inconnu, et si atypique, dans la fosse électorale, est un calcul d’un grand cynisme de la part de Laurent Wauquiez : s’il perd, c’est-à-dire si la liste LR stagne autour de 10%, il ne perdra rien de plus que ce qu’il a déjà dilapidé – le socle électoral de la droite, sa crédibilité de leader, etc. – mais il pourra mettre l’échec relatif sur le dos du rookie. Et s’il gagne, il revendiquera l’audace du pari. Wauquiez fait tout de travers, mais il a lu Pascal. Cela peut lui sourire, mais certainement pas redresser durablement une droite parlementaire perdue, disloquée, incertaine de ses valeurs, et dont les éléments les plus légitimes (pas les plus jeunes, certes…) s’apprêtent, c’est un secret de Polichinelle, à rallier Macron, pendant que les éléments les plus identitaires et anti-Europe préféreront le vote Debout la France, voire le vote Rassemblement National.

Le phénix et la chimère (RN et LREM)

Venons-en aux formations qui, à 100 jours de l’échéance, se taillent pour le moment la part du lion, RN et LREM. Rappelons-nous l’après-2017 : les meilleurs éditorialistes, à gauche notamment, nous annonçaient le déclin inéluctable de l’extrême-droite, après le bouillon bu par Marine Le Pen lors du débat de l’entre-deux-tours. C’était, enfin, le début de la fin, le chant du cygne bleu Marine. Comme en 2012. Comme en 2007. Comme en 2002, bien sûr, et comme toutes les autres fois, ne varietur, depuis le jaillissement de 1983. Et comme toujours, les éditorialistes, voyant ce qu’ils voulaient voir et non ce qui était, ce sont trompés. Non seulement la performance électorale de Marine Le Pen, avec 10,6 millions de voix, était rien moins qu’un échec ; mais son socle ne s’est absolument pas effrité, et les premières faiblesses du Président Macron, avant même l’orage des gilets jaunes, allaient vite le démontrer.

Le RN n’a rien perdu de son potentiel, et Marine Le Pen ne s’est trompée ni dans le choix stratégique de renoncer à la sortie de l’Euro, qui jusqu’alors effrayait l’électorat de droite conservatrice, ni dans la désignation du jeune et brillant Jordan Bardella, natif de Saint-Denis âgé de 23 ans et, de fait, épine dans le pied de sa rivale de nièce, Marion Maréchal. Pour autant, le parti d’extrême-droite n’est pas quitte de ses contradictions intrinsèques. Même « dédiabolisé », il compte sur un encadrement où les identitaires radicalisés sont nombreux, plus qu’avant, du temps où le vieux Jean-Marie, les ménageait tout en les tenant à bout de gaffe. Aujourd’hui plus qu’hier, le style va-de-la-gueule, que le RN ne peut totalement gommer au risque de se banaliser, indispose la droite classique. Idem pour l’à-peu-près sur les questions économiques et les mauvaises fréquentations sur la scène internationale. Bref le RN est fort comme parti protestataire, mais il est loin d’avoir acquis la crédibilité d’un parti de gouvernement. Son socle électoral le rend surtout vulnérable à une OPA hostile : jusqu’à présent la droite classique n’a pu la réaliser, mais une forte personnalité, sur un créneau populiste, pourrait très bien y parvenir.

Reste la plus forte inconnue du scrutin, la liste du parti du Président. Plombée, à l’automne, par l’impopularité grandissante d’Emmanuel Macron, La République En Marche profite in fine de la pagaille des Gilets Jaunes et du vide effrayant de réponses alternatives : s’il n’est pas d’autre choix que les institutions légitimes ou le chaos, alors bon nombre de citoyens choisiront, bon gré mal gré, l’ordre plutôt que l’aventure.

Mais en dehors du réflexe légitimiste, qu’est-ce qui amènera les électeurs à sacrifier une heure d’un beau dimanche de mai, pour soutenir le parti du Président ? On peine à le dire. Depuis son élection, retrouvant les réflexes du vieux monde social-libéral, Emmanuel Macron n’aura cessé de vendre l’Europe de la façon la plus défensive, autant dire la plus triste, qui soit : c’est nous ou le chaos. Certes, les Européens sensés voient les désordres du Brexit. La plupart mesurent aussi qu’il n’y a pas grand-chose à attendre de l’exacerbation des égoïsmes nationaux à la mode italienne, autrichienne ou hongroise. Mais encore ? Pour l’heure, confronté à tant de difficultés sur la scène intérieure, on sent le parti majoritaire tenté de la jouer petit bras : arriver deuxième ne serait pas déshonorant ; passer les 20% serait remarquable ; dépasser le Rassemblement national serait un triomphe. Oui mais : quid de l’Europe, le jour d’après, et quid de la France ?

Au point précis où nous en sommes aujourd’hui, il n’y a pas plus de forces politiques en France, seulement des faiblesses politiques. Y aura-t-il une liste « Gilets Jaunes » pour compliquer encore un peu la donne ? Fondamentalement, cela ne changerait pas grand-chose. Comme souvent, hélas, les élections européennes risquent d’être un coup pour rien, sans grande leçon à tirer en matière de politique intérieure ni surtout, ce qui est plus grave, de bénéfice à attendre au niveau européen. Car on voit ce que pourrait être la victoire post-électorale pour Emmanuel Macron : une fracturation du PPE, le groupe conservateur actuellement majoritaire, entre progressistes et nationalistes ; et la naissance d’un nouveau leader, formé à partir de l’ancien groupe libéral ALDE, des modérés du PPE, de sociaux-démocrates pro-européens et d’écologistes pragmatiques. Ainsi émergerait, au niveau européen, cet arc progressiste plusieurs fois décrit par le Président français.

Victoire à la Pyrrhus, en fait : le débat politique se réduirait pour de bon à une alternative entre libéraux et nationalistes, qui recouvrirait un clivage entre élites bourgeoises progressistes et catégories populaires. Rien de pire ne pourrait arriver aux démocraties européennes que cette opposition duale entre leaders et suiveurs, dominants et dominés, vainqueurs et vaincus. Plus que jamais, la responsabilité historique des acteurs politiques est de faire la démonstration que l’action politique ne consiste pas à entériner la victoire de ceux qui ont déjà gagné, mais d’offrir une perspective d’avenir pour la société tout entière. Autant dire que nous sommes loin, très loin, d’entendre un discours politique qui résonne de cette ambition-là.  

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