Epidémie et démocratie

Gilles CLAVREUL - 13 Mar 2020

Le pouvoir face au virus, et nous, le peuple, au milieu. Démocratie, épidémie : on ne le remarque pas, mais ces deux mots ont la même racine, demos, comme pour nous rappeler que la santé d’un peuple a partie liée avec la santé des hommes, que la force d’une démocratie se mesure au soin qu’elle porte aux corps physiques de ceux qui la composent.

Rien n’est anodin, ni simplement technique, dans la décision de maintenir les élections municipales. C’est une décision prise à la lumière de l’état des savoirs scientifiques, qui ne valent pas parce qu’ils sont éternellement vrais, mais précisément parce qu’ils sont à tout instant falsifiables, évolutifs et réversibles, non parce que la science a toujours raison, mais parce que seule la science peut se corriger. Mais c’est aussi une décision éminemment politique. En se demandant s’il est bien raisonnable de voter quand un virus se répand, on pose nécessairement, en creux, la question inverse : est-il bien raisonnable, en démocratie, de surseoir à voter ?

En tout cas, la crise du coronavirus, qui ne fait que commencer, remet le politique au premier plan ; quitte, d’ailleurs à verser dans la surenchère interprétative : fin de la mondialisation, retour des frontières, mort du néolibéralisme, redécouverte enchantée de la solidarité, coup dur providentiel vers la décroissance…Chacun y va de son petit couplet, comme si les grandes épidémies avaient pour fonction, presque pour vertu, d’authentifier quelque position idéologique.

Puisqu’il est recommandé de ne pas se laisser gagner par la fébrilité, essayons de poser, plus modestement, que nous nous préparons à des heures difficiles, douloureuses, dramatiques sans doute, mais qu’il vaut bien mieux les aborder dans une démocratie, où les choix sont débattus, expliqués, et où la puissance publique agit sous le contrôle d’un Parlement, d’une presse libre, et enfin sous le regard de millions de paires d’yeux bien ouverts. Et qu’il vaut mieux aussi que cette démocratie, qui ne peut être qu’une instance délibérative mais aussi une force agissante, soit adossée à un Etat moderne, performant et fortement redistributif, qui cherche à combiner efficacité et solidarité, plutôt qu'à un consortium d'acteurs privés. La crise prouverait, pour d'autres, la supériorité des régimes autoritaires et des politiques de fermeture ? c’est tout le contraire : ce sont les démocraties ouvertes qui, grâce au progrès scientifique et technique, à la prospérité économique et aux politiques de redistribution, fournissent, toutes choses égales d’ailleurs (la structure d’âge de la population, notamment) les meilleurs anticorps. Or cela ne s’obtient ni grâce à des Etats autoritaires, ni dans des économies fermées. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut jamais prendre de décisions draconiennes, lorsque les circonstances l’exigent, mais pour un temps limité et un objet déterminé.

Voilà aussi pourquoi, en dépit de toutes les mises en garde, qui pouvaient s’entendre, il fallait tenir ces élections. Parce que la démocratie est aussi un bien précieux qu'il nous faut préserver dans l'adversité.

D’une efficacité indéterminée au plan sanitaire, un report aurait eu des conséquences politiques négatives : décidé à trois jours des élections, il aurait encouru le double reproche paradoxal de l’imprévision et du calcul. Les oppositions auraient eu beau jeu de dénoncer une manœuvre, les élections s’annonçant mauvaises pour la majorité présidentielle ; elles auraient trouvé de l’écho dans le mécontentement de fond d’une partie de l’opinion et dans la frustration des 902 465 candidats en lice pour ce premier tour. Au lieu de quoi, on l’a vu dès hier soir, le Président de la République, au terme d’une intervention dont on pourra toujours discuter la forme, a récolté les soutiens républicains qu’il pouvait légitimement espérer, à gauche comme à droite, et contraint les populistes à jouer une partition de mauvais perdant : Marine Le Pen, à nouveau incapable de se hisser à la hauteur des responsabilités qu’elle brigue ; et Jean-Luc Mélenchon, lancé dans des interprétations méta-politiques verbeuses sur la fin de l’ordre néo-libéral. Comme quoi, la décision du Président était adéquate, c’est-à-dire juste ou en tout cas justifiée, mais aussi habile, et plus habile encore d’en laisser le mérite supposé aux personnalités, fussent-elles les plus éminentes, qu’on aura consultées, et qui s’attribuent, ou auxquelles on attribue, d’avoir fait pencher la balance présidentielle. Décision machiavélienne, en un mot.

Les municipales, venons-y.

Au vu des dernières échéances, elles sont souvent ce qu’on attendait qu’elles soient, mais en (beaucoup) plus fort, le suffrage universel n'ayant pas - c'est ce qui fait son charme - la prudence des prévisionnistes. Le résultat est donc toujours meilleur ou pire, selon le point de vue qu’on adopte. Si ces élections-ci devaient innover, ce pourrait être parce qu’elles seront pires que prévu pour beaucoup, et meilleures pour très peu : il aura beau y avoir 35000 vainqueurs dans dix jours – si le second tour a lieu, le suspense sanitaire demeure -, on se prépare à un jeu à somme collective négative. Les seuls vrais gagnants seront les maires réélus au premier tour. Ceux dont la photo s’affichera dès dimanche sur les infographies des soirées électorales et dans les tweets de victoire. Beaucoup seront des maires de droite, comme François Baroin à Troyes, porte-étendard de ces élus établis de longue date, solidement ancrés dans ce « vieux monde » que le nouveau n’a jamais tué ; ou d’extrême-droite, comme Robert Ménard à Béziers, voire David Rachline à Fréjus. Pour tous les autres, la partie se jouera le dimanche suivant, si dimanche suivant il y a, souvent au terme de tractations qui s’annoncent localement compliquées.

La gauche socialiste espère se reconstruire sur son socle territorial. Cela ne sera pas trop difficile : elle a subi un tel désastre en 2014 (plus de 160 villes de plus de 9000 habitants perdues) qu’elle ne peut pas chuter plus bas. Mais, au-delà de la conservation des grandes métropoles, probable à Lille, Nantes et Rennes, plausible à Paris, peu de conquêtes (Nancy ?) ou reconquêtes (Limoges ?) paraissent envisageables, d’autant que nombre de têtes de listes ont été concédées aux écologistes. Ces derniers, donnés à des scores très flatteurs dans les sondages, vont-ils pour une fois confirmer ? Pas sûr que les dernières évolutions de la campagne et de la situation politique et sanitaire nationale soient très favorables à un vote massif en leur faveur, d’autant que l’électorat écologiste est souvent le plus volatil. Reste que des scores élevés, voire des succès emblématiques comme à Strasbourg, Lyon ou Bordeaux, leur donneraient une dynamique forte, mais ambiguë : entre un électorat de jeunes urbains actifs sensibles à la dimension environnementale, et un parti – EELV – qui se radicalise et se gauchise, cela peut très bien tenir du coup de foudre sur un malentendu, aussi soudain qu’éphémère…A la gauche de la gauche, la France Insoumise risque de payer cher toutes les erreurs stratégiques de son leader depuis 2017 : surenchère populiste, pas de structuration partisane, clins d’œil communautaristes, refus des alliances. Mélenchon était au seuil du second tour de la présidentielle il y a trois ans : son mouvement sera un nain municipal dans dix jours. En somme, les rêves d’union de la gauche, qui semblent encore agiter beaucoup d’esprits, se heurteront à une réalité difficilement contournable : des écologistes pas assez haut pour prendre la tête, des socialistes et des hamonistes pas assez bas pour disparaître, et des mélenchonistes pas assez réalistes pour consommer leur défaite. Il faudra, au-delà, regarder le total : à 37%, l'ensemble des voix de gauche en 2014 était déjà tombé à un étiage. Un tel score cumulé serait cette fois-ci accueilli comme une très bonne nouvelle.

Pour LREM, la défaite est tellement annoncée qu’elle est, parait-il, déjà enjambée. Attention car, lorsqu'on enjambe un obstacle, il faut être assez souple et sauter assez haut pour ne pas subir une douloureuse déconvenue ; la gauche de 2014 s'en souvient encore... Certes le parti majoritaire ne peut pas perdre les villes qu’il ne gère pas. Mais il risque, dans de nombreux cas, et en dehors des sortants « franchisés LREM » comme les maires de Toulouse ou d’Angers, de faire de la figuration presque partout où il court sous ses propres couleurs, en troisième, voire en quatrième position, ce qui l’obligera à des retraits « républicains » douloureux là où le RN menacera. Ce sera un très gros problème, à terme, pour Emmanuel Macron, qui a bâti une partie de sa légitimité politique sur son aptitude à être le meilleur rempart contre l’extrême-droite. Restent les quelques situations de bascule qui font la différence entre une mauvaise soirée et une franche déroute : l’élection du Havre évidemment, où le Premier ministre se représente crânement dans une ville sociologiquement à gauche, mais aussi celle de Lyon. Y compris à la métropole et malgré des jeux d’alliances où le politique le cède aux équations personnelles.

Quant au Rassemblement national, que la presse disait moribond après l’élection présidentielle – malgré les 10,7 millions de voix de Marine Le Pen – et plus mort encore ces derniers jours pour avoir présenté 28% de candidats en moins sur fond de difficultés financières, il ne faudra pas interpréter des gains numériquement modestes comme une nouvelle illustration du « plafond de verre », sauf à s’habituer à ce que celui-ci remonte à chaque échéance. Outre que les 11 sortants ont presque tous de bonnes chances d’être réélus, confirmant l’implantation et la notabilisation locale du RN, quelques gains supplémentaires suffiront pour lui permettre de crier victoire, surtout si quelques symboles – Perpignan, peut-être même Avignon – et plusieurs petites villes de l’arc méditerranéen, de l’est et des Hauts-de-France tombent dans son escarcelle.

Demeure Paris, totalement atypique, et dont aucune leçon politique nationale ne pourra être tirée quoi qu’il arrive – sinon peut-être une « présidentialité » naissante pour Anne Hidalgo en cas de réélection, et encore. Ce découplage entre Paris et le reste du pays, entre la nation et sa capitale, qui n’a pas toujours été – opposition oui, quasiment depuis toujours : mais pas découplage – et un problème en soi. D’autres démocraties, aussi anciennes voire plus anciennes que la nôtre, en souffrent aussi.

En d’autres termes, au-delà de quelques trompe-l’œil qui permettront aux représentants des partis de donner le change sur les plateaux, les municipales risquent fort de marquer une nouvelle étape de la décomposition du paysage politique. Et puisqu’il faut un coupable en pareille circonstance, ce sera forcément le Président de la République. Qui, sans doute, s’y attend. Il aura fort à faire, ces prochaines semaines, pour gérer la crise sanitaire et ses immenses répercussions économiques, et donc sociales ; mais il devra aussi répondre sur le plan politique, sans beaucoup d’atouts dans sa manche : une majorité liquéfiée, une situation économique délicate, des réformes enlisées.

Tout cela nous paraîtra peut-être dérisoire, dans dix jours, si le virus suit sa trajectoire morbide : mais la démocratie, elle, l’a précédée et lui survivra. Enfin, cela dépend de nous, de la défendre, bien autant que de lutter contre le virus. Or nous sommes face aux mauvais vents politiques comme face aux maladies : affligés de notre faiblesse, inconscients de nos forces.  

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