Elections européennes : et maintenant ?

Gilles CLAVREUL - 7 Juin 2019

Il faut s'y faire : d'élection en élection, de 4 en 9, s'il est bien un sujet dont on ne parle pas, ou très peu, durant les campagnes européennes, c'est bien d'Europe. C'est du moins le cas en France, et le cru 2019 n'y a pas fait exception. Soit, les enjeux nationaux ont aussi leur logique et leur intérêt. Commençons par le nouveau tableau politique européen dessiné par ces élections.

Fragmentation européenne

La neuvième édition des élections a Parlement européen dresse un portrait politique de l’Union européenne plus fragmenté que jamais. Les groupes PPE (conservateurs et chrétiens-démocrates) et SD (sociaux-démocrates), qui dominent le Parlement depuis sa création, obtiennent pour la première fois moins de la moitié des sièges à eux deux. Avec 174 sièges, soit 23% des sièges, le PPE reste le premier groupe, mais il perd plus de 40 sièges, soit un peu plus que les sociaux-démocrates, qui n’en conservent que 149. Ce sont principalement les centristes et libéraux de l’ALDE, auxquels les parlementaires de la liste Renaissance-LREM devraient s’affilier, les écologistes et les différentes composantes souverainistes et d’extrême-droite qui en profitent, à la différence de la gauche radicale (38 sièges, -14), en recul pratiquement partout.

Cette fragmentation se retrouve lorsqu’on analyse les résultats pays par pays. Les listes dépassant les 30% d’électeurs sont toutes de droite, conservatrices pro-européennes ou souverainistes, qu’il s’agisse des conservateurs de la ND en Grèce et ceux de l’öVP en Autriche, du parti du Brexit au Royaume-Uni, du PiS en Pologne, de la Ligue du Nord en Italie et plus encore du Fidesz du Président Orban en Hongrie, liste la mieux élue avec 52% des voix. Seul le parti socialiste portugais, rassemblant 33% des suffrages, fait exception. En somme, si la social-démocratie garde des couleurs en Scandinavie, aux Pays-Bas où Frans Timmermans réalise un bon score, et dans la péninsule ibérique, c’est la droite conservatrice, souverainiste ou populiste qui domine, assez largement, l’Europe continentale : lorsqu'elle domine, c'est sans partage. Et dans cet ensemble, le poids relatif des droites souverainistes s’est nettement renforcé. Leur présence se banalise sur la scène européenne, comme elle s’est déjà banalisée, en France, de longue date. Cela a été étonnamment peu relevé par les commentateurs, comme s’ils s’attendaient à bien pire.

Plus imposant, ce camp nationaliste reste cependant éparpillé. Au grand dam de Marine Le Pen et de Matteo Salvini, il n’y aura pas de grande alliance des droites nationalistes : ni Orban, qui bien que suspendu, reste au PPE, ni Farage pour le temps qu’il siégera, ni le PiS en Pologne, chacun pour des raisons différentes, n’est pressé de les rejoindre. Du bleu sombre d’Orban au noir d’encre des néo-nazis d’Aube dorée en Grèce, la droite de la droite restera un camaïeu sans unité. Tant mieux.

Comme souvent lorsqu’un Parlement est fragmenté, ce sont les « petites » formations centrales qui sont appelées à jouer un rôle de pivot. Les Verts ont fortement progressé, surtout en France et en Allemagne, mais s’ils gagnent 26 sièges, cela ne fait jamais qu’un groupe de 78 éléments. C’est assez pour compter, insuffisant pour s’imposer. Même chose pour l’ALDE, qui devrait compter 92 députés une fois acquis le départ des Lib-Dem britanniques. Vu ainsi, le pari d’Emmanuel Macron de constituer une large alliance pro-européenne, d’inspiration sociale-libérale, n’est pas vraiment atteint, mais en l’absence de groupe dominant, lui et ses alliés potentiels ont de quoi peser sur les choix stratégiques pour la désignation de la future Commission, à commencer par le poste de président.

Cela leur conférera un impact certain sur les grandes orientations politiques de l’UE pour les cinq prochaines années, mais changeront-elles pour autant ? En réalité, ce qui devrait surtout sortir renforcée de ces élections, c’est la culture du compromis propre aux institutions européennes, et le savant dosage entre les groupes et les pays. Est-ce vraiment le message que les électeurs européens ont voulu faire passer ? Rien n’est moins sûr ; mais c’est ce qui va se produire.

  Trompe l’œil français

Venons-en maintenant au seul sujet qui aura mobilisé protagonistes et commentateurs, comme si l’Europe n’était qu’une toile de fond : les conséquences politiques internes des résultats du 26 mai.

D’abord relativisons : jamais les élections européennes n’ont été prédictives. La débâcle du PS en 1994 précède sa victoire aux législatives en 1997. Celle de la droite conduite par Sarkozy en 1999 marque le début de son odyssée. Les presque 29% du PS en 2004 n’empêchent pas la candidate socialiste d’être nettement distancée à la présidentielle trois ans plus tard. Quant aux grands vainqueurs de l’édition 2009, l’UMP (27,9%) et les Verts (16,3%), ils n’ont pas porté chance à leur champion respectif, ni au Président sortant Nicolas Sarkozy, ni à la candidate Eva Joly, reléguée avec un modeste 2,31% en 2012.

En fait, les européennes donnent presque toujours le résultat inverse de la future présidentielle. Dans ces conditions, Emmanuel Macron, vraie tête de la liste « Renaissance » au point que son portrait a remplacé celui de Nathalie Loiseau en fin de campagne, a de bonnes raisons de se réjouir de la contre-performance de sa liste. Car quand bien même le faible écart avec le Rassemblement national et un score supérieur à 20% ont été accueillis avec soulagement, ce n’est pas un résultat très rassurant, dans l’absolu, pour la formation majoritaire, surtout – on y revient un peu plus bas – étant donné les conditions dans lesquelles il est atteint. Pour le Rassemblement national, le succès est presque décevant tant il était attendu. C’est dire combien on s’est habitués à voir l’extrême-droite rafler un quart des suffrages et près de 5,5 millions d’électeurs, en progression de 500 000 par rapport au dernier scrutin.

La gauche est là où on l’attendait : à terre. La France insoumise paie une triple addition : les emportements de Mélenchon, le suivisme derrière les Gilets jaunes et, plus encore, les ambiguïtés entre une ligne jacobine et universaliste et une ligne diversitaire voire indigéniste. D’où un capital électoral divisé par trois en deux ans. Ne sachant où mener le radeau, le Parti Socialiste en a confié le gouvernail à un intellectuel médiatique sympathique et décalé. 6,2% est un score qui a soulagé tout le monde, car c’est en effet très correct pour une candidature de témoignage. On peut se permettre de considérer néanmoins que, pour le parti d’Epinay et de Mitterrand, celui qui tenait toutes les rênes du pouvoir jusqu’en 2017, c’est peu, trop peu. Benoit Hamon a pu seulement se maintenir au-delà du seuil de remboursement des frais de campagne, fixé à 3%, contrairement à Ian Brossat, Sisyphe méritant qui ne pouvait cependant remonter un mégalithe pour livres d’Histoire appelé Parti Communiste Français.

La gauche à terre, c’était attendu. Pour la droite, c’était beaucoup moins évident. L’échec de la liste Bellamy devrait être étudiée comme un cas d’école : une bonne campagne menée par un bon candidat ne fait pas forcément un succès. Beaucoup d’explications ont été données ces dix derniers jours ce qui, comme le relevait malicieusement Aron, est toujours plus facile a posteriori qu’avant : trop conservateur, trop versaillais, etc. Si on essaie d’aller un tout petit peu plus loin, il semble surtout que Bellamy, après avoir plutôt séduit par son talent oratoire et son honnêteté, ait oublié de parler d’un thème pourtant essentiel pour la droite : l’économie. La seule fois où il en a parlé, en fin de campagne, c’était pour fustiger le productivisme destructeur et la course au profit. Un thème audible d’un certain électorat traditionaliste…Seulement cet électorat-là ne pèse plus grand-chose, aujourd’hui, à droite. Au contraire, ce discours « décroissant », même s’il est porté par de jeunes intellectuels prometteurs, a inquiété plus qu’on ne croit une droite des affaires et du commerce qui tient par-dessus tout à la libre entreprise et au marché. A cela s’ajoute que cette droite-là a beaucoup, beaucoup évolué sur le terrain des valeurs. Il n’en faut pas plus pour expliquer un transfert de voix massif de l’électorat de droite modérée vers LREM ? Si, encore une chose : l’Europe. Malgré tout, François-Xavier Bellamy n’a pas su se faire le champion de l’Europe. Là aussi, depuis le départ des souverainistes emmenés par Séguin, Pasqua et Villiers, c’est un axe fondamental pour la droite modérée.

Ainsi tous ces échecs et ces demi-succès consacrent, lit-on ces derniers jours, un triomphe qui ne dit pas son nom pour Emmanuel Macron : après la gauche, c’est au tour de la droite d’exploser. Il s’agit pourtant d’un trompe-l’œil.

Car au fond, ce qui compte n’est pas l’extrême dispersion de l’offre politique, dont LREM ne surnage pas spécialement mieux que les autres. Ce qui compte, c’est surtout ce qui se passe du coté de la demande sociale. Et là, qu'observe-t-on ?  La fracturation sociologique, politique et territoriale de la Nation. La France des campagnes, des petites villes et des villes moyennes ; la France située au nord d’une ligne Le Havre-Genève, celle de la prospérité hier, aujourd’hui du déclin ; la France ultra-périphérique, la Corse et pour la première fois, de manière spectaculaire, les outre-mers ; et même certaines villes de banlieue : cette France-là a majoritairement porté le Rassemblement national en tête. Depuis longtemps premier parti ouvrier de France, le RN fait désormais la course en tête chez les employés. La France des petites gens, celle qui a mis le Gilet jaune ou qui les a soutenus, cette France-là est aujourd’hui RN. Et, petit à petit, le parti de Marine Le Pen grignote l’échelle sociale en la remontant : l’évolution du vote dans la fonction publique, comme le sociologue Luc Rouban ne cesse de le démontrer, en fournit une illustration éclairante.

Pour le Président et ses partisans, les scores excellents enregistrés dans les communes les plus huppées de l’ouest francilien ou dans les arrondissements de Paris où le prix du mètre carré dépasse largement les 10 000 € sont une victoire au goût amer. Certes, LREM rassemble toute la France qui va bien du côté ensoleillé de la rue. Inondée de soleil, voit-elle encore comment les choses se passent sur le trottoir d’en face ? C’est cela que révèle, de façon assez crue, ce scrutin par ailleurs sans grand enjeu : un conflit de classe qui se projette sur le territoire et dérègle le jeu politique. Au point où en sont les choses, qu’y peut encore Emmanuel Macron ? Son intérêt propre est de fragmenter encore un peu plus sur sa gauche et sur sa droite, assuré qu’il est du soutien des classes moyennes et supérieures aux yeux desquelles il offre toutes les garanties de sérieux et de pondération.

Tel n’est pas, loin s’en faut, l’intérêt du pays. L’affaiblissement durable d’une gauche et d’une droite raisonnables et aptes à gouverner laisse le champ libre à la droite populiste et nationaliste comme seule force d’alternance. La crise de LR est une aubaine pour le RN, et tout ce qui renforce le RN profite à LREM ? Oui, à court terme : mais dans la perspective de la future présidentielle, elle ouvre surtout un espace incroyable pour une « union des droites » jusqu’alors impossible depuis trente-cinq ans. De Marion Maréchal à Eric Zemmour, ils sont plusieurs à y penser, et à y travailler.

Il est donc plus que temps pour la gauche, de son côté, de sortir de sa torpeur. Sa responsabilité historique, c’est d’empêcher que ne s’installe durablement l’alternative entre un régime poussé par la force des choses à défendre prioritairement les intérêts et les valeurs des urbains éduqués, et une droite populiste qui capterait les colères et les frustrations.

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