Gilles CLAVREUL - 19 Déc 2018

Institutions, ressources et territoires

6 Réflexions sur le R.I.C. (Referendum d’Initiative Citoyenne)

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  On n’en parlait pas il y a deux mois. En parlera-t-on encore dans deux mois, ou serons-nous une fois de plus passé à autre chose, et quoi ? Du « référendum d’initiative citoyenne », on peut dire un peu la même chose que du mouvement qui le porte, les Gilets jaunes : on ne l’avait pas vu venir (du moins les signes avant-coureurs, pourtant nombreux, n’avaient pas été correctement interprétés), et on ne sait qu’en penser ; les analyses sont obsolètes à peine ont-elles été produites, car déjà le mouvement a muté et les revendications ne sont plus les mêmes que la semaine précédente.

C’est armé de modestie qu’il faut donc envisager ce « RIC » : faut d’avoir su écouter et comprendre ce que la colère des Gilets Jaunes voulait dire lorsque elle a démarré, la plupart des politiques se mettent désormais, par effet de rattrapage à considérer avec gravité tout ce que le mouvement propose, sans savoir vraiment qui le soutient vraiment, quelle forme il pourrait prendre ni surtout s’il répond à une aspiration profonde de la population française.

On peut toutefois laisser là nos doutes et nos interrogations, car au fond, le recours à la démocratie directe – c’est de cela qu’il s’agit – est une hypothèse aussi vieille que le régime qu’elle prétend, sinon remplacer dans les formules les plus radicales, du moins équilibrer. La démocratie directe, dont le RIC est une modalité possible, est la sœur ennemie de la démocratie représentative. Ce qui veut dire, si les mots ont un sens, qu’elle est sa sœur tout de même, puisque toutes deux entendent assurer le gouvernement du peuple, « par le peuple et pour le peuple ».

Sans avoir la prétention de trancher là un si vieux débat, ni d’explorer toutes les modalités concrètes, à vrai dire fort nombreuses, de consultation populaire, cette note propose quelques réflexions en guise de pense-bête, ou de garde-fou : la caractéristique la plus nette, mais aussi la plus problématique, du processus social et politique de fond dont les Gilets jaunes ne sont qu’un épisode, aussi spectaculaire nous apparaisse-t-il, c’est l’immédiateté de l’expression, et avec elle l’exigibilité inconditionnelle des revendications, qui ne peuvent aboutir qu’à des prises de position radicales, tranchées, indiscutables. Réintroduire un peu de nuance et de recul, non pour dégager immédiatement une solution mais pour aider les acteurs politiques à se forger une opinion un peu solide, telle est, ou en tout cas telle devrait être, la première tâche, je dirais même le premier réflexe, de ceux qui veulent réfléchir utilement à la cause publique ces temps-ci. Essayons.

 
    1. LA DEMANDE DE RIC EST UNE DEMANDE DE POLITIQUE. La percée spectaculaire de la demande de référendum d’initiative citoyenne (RIC) inflige un démenti cinglant à tous ceux qui professent à longueur d’année que les questions institutionnelles sont le cadet des soucis des Français, notamment des gens modestes. Il y a derrière cette erreur d’analyse une condescendance qui s’ignore, comme si les petites gens n’avaient que des intérêts platement matériels mais demeuraient incapables de s’élever jusqu’aux questions politiques.

      Les Gilets Jaunes démontrent qu’il n’en est rien. D’ailleurs, sans se limiter à la demande référendaire, que n’a-t-on commenté cette autre proposition relative à l’organisation des pouvoirs, formulée dans l’une des plates-formes revendicatives : le rétablissement du septennat. Voilà une question qui mérite en effet d’être discutée à nouveaux frais, tant nos institutions ont pâti de la réforme du quinquennat couplée à la priorité de calendrier donnée à la présidentielle sur les législatives.


   
    1. NI UN EPOUVANTAIL, NI UNE SOLUTION MIRACLE. La rapidité, pour ne pas dire la précipitation, avec laquelle des positions extrêmement nettes sont prises, soit pour accueillir favorablement l’idée référendaire, du côté du parti majoritaire mais aussi des autres formations représentées au Parlement, soit au contraire pour la repousser avec virulence, traduit une fébrilité et un manque de discernement inquiétants pour la bonne tenue de la discussion démocratique – ce qui est en soi une sorte de justification a posteriori de l’exaspération des Gilets jaunes envers la médiocre tenue du débat public en général.

      Ainsi réduire, comme le font les adversaires de l’initiative populaire, les expériences démocratiques fort anciennes et fort ancrées dans les mœurs d’un pays comme la Suisse, au référendum de novembre 2009 sur l’interdiction des minarets, alors qu’il n’est que l’une des 152 votations organisées depuis l’an 2000, est proprement ridicule et insultant envers les Suisses, chez qui certains seraient inspirés d’aller recevoir de temps à autres quelques leçons de civisme et de maturité démocratiques. Il en va de même dans certains Etats américains où de multiples formules d’intervention populaire sont possibles, y compris pour révoquer des dirigeants, ce qui fut par exemple le cas pour le prédécesseur d’Arnold Schwarzenegger, démis du poste de gouverneur de la Californie.

      Que dire, à l’inverse, de la pauvreté argumentative de ceux qui brandissent comme un fétiche l’impeccable et indiscutable souveraineté populaire, sans aucune considération pour les problèmes particulièrement épineux que soulève la pratique référendaire : conflits de légitimité avec le Parlement, conflits normatifs avec la Constitution et les normes internationales, impossibilité de faire trancher par oui ou par non des questions d’une certaine complexité, caractère totalement arbitraire du seuil de déclenchement d’une initiative…


   
    1. AVANT D’INVENTER LA POUDRE, TIRER LES LECONS DE NOS PRATIQUES REFERENDAIRES. De la même façon et selon une habitude typiquement française, le débat s’engage sur une réforme espérée ou redoutée, sans guère de considération pour l’existant, comme s’il n’existait pas de multiples formules de consultation populaire. Ainsi du référendum local, utilisé à de nombreuses reprises depuis 2000, et encore tout dernièrement, au terme d’un processus politique à tous égards remarquable, en Nouvelle-Calédonie.

      Quels enseignements tire-t-on des taux de participation, généralement assez faibles ? Que penser du fait qu’après avoir essuyé un échec par la voie référendaire, le changement de statut en Corse se soit opéré par le vote des assemblées ? Que le projet de fusion des collectivités alsaciennes ait été repoussé faute d’une participation suffisante ? Que dire du référendum local sur le projet de Notre-Dame-des-Landes, dont l’exécutif a finalement décidé de ne pas tenir compte ? Enfin, quel sort réserver au « référendum d’initiative partagée » introduit en 2008 à l’article 11 de la Constitution, devenu possible en 2015 (!) et que nul n’a encore songé à faire fonctionner depuis, tant il est vrai que la procédure est faite pour décourager les volontés les plus farouches ?

      En somme, commençons par dresser un vrai bilan des pratiques de consultation locale et nationale avant de nous adonner à notre passion pour les empoignades publiques sur des projets aux contours mal dégrossis.


   
    1. ACCUEILLIR LA PART RESPONSABLE DES « GILETS JAUNES ». Les citoyens qui demandent le RIC veulent-ils prendre les décisions eux-mêmes, ou sont-ils plus simplement mécontents des décisions qui sont prises, et plus encore de celles qui ne sont pas prises ? En fait, le RIC trahit sans doute moins une demande de démocratie directe qu’un constat d’impossibilité de faire passer certaines décisions par la voie représentative.

      Ce constat a lui-même deux versants : sur les sujets économiques et sociaux, qui sont les motifs premiers de la mobilisation, les Gilets Jaunes ont constaté ce qui n’est qu’une évidence, à savoir qu’il existe un consensus économique peu ou prou respecté par les majorités qui se sont succédé à la tête du pays depuis quarante ans, tiré d’une vision, partagée avec des nuances, d’un certain équilibre entre justice sociale et efficacité économique. Pour ceux qui veulent « une autre politique » (quelle qu’elle soit…) et qui constatent, élection après élection, que leurs idées ne sont pas majoritaires, il est cohérent de rechercher une voie autre que celle du jeu politique traditionnel. L’autre versant est plus radical : il consiste en une critique de la démocratie empêchée par une élite supposée défendre ses intérêts propres, indépendamment de ceux du peuple, voire contre ceux-ci.

      Là encore et quoi qu’on en pense sur le fond, cette attitude a sa cohérence : si on souhaite une réduction drastique du nombre d’élus et une diminution très sensible de leurs indemnités, on a de bonnes raisons de penser que les premiers concernés ne seront pas forcément enclins à se saborder. Pour autant, on ne peut pas non plus ignorer la logique sous-jacente à un tel raisonnement, logique qui jette un soupçon radical sur le principe représentatif lui-même, soupçonné d’être détourné par une caste dirigeante à son seul bénéfice, et au détriment des intérêts du peuple. Raison pour laquelle, selon moi, quiconque est attaché à la démocratie représentative devrait avoir à cœur de désamorcer autant qu’il est possible ce soupçon, notamment en se montrant davantage réceptif aux demandes de réformes de politiques publiques portées par le mouvement – et s’engager en tout cas à en accepter l’examen, et à en débattre publiquement, au lieu d’opposer, comme le gouvernement l’a fait imprudemment au début du mouvement, sans mesurer la portée de son attitude, une fin de non-recevoir.


   
    1. SE MEFIER DES IMPASSES DE LA « DEMOCRATIE PARTICIPATIVE ». Tentons d’élucider ce que cet appel à la « démocratie participative » signifie réellement. On pourrait tout d’abord s’étonner que la formule n’étonne pas : « démocratie participative », c’est ou bien un pléonasme, ou bien un aveu de faiblesse.

      Pléonasme car une démocratie implique nécessairement la participation du peuple, ou bien elle n’est pas une démocratie, comme les si mal nommées démocraties populaires. Mais aveu de faiblesse, aussi : car appeler la participation du peuple dans la vie démocratique, c’est admettre en creux qu’il n’y participe pas vraiment, et que celle-ci peut d’une certaine façon se dérouler sans lui. Il n’est dès lors rien d’étonnant à ce que ce soient les « professionnels de la profession » politique, élus à vie depuis leur plus jeune âge, qui se soient faits les plus ardents partisans de la « démocratie participative », eux qui convient les citoyens à la table des responsabilités civiques, comme s’il s’agissait d’une faveur.

      Il y a plus problématique : La demande de démocratie participative telle qu’elle s’exprime traduit en premier ressort un mécontentement dans le rapport entre gouvernants et gouvernés, c’est-à-dire un constat de mauvais fonctionnement de la relation verticale entre le peuple et ses représentants. Or, on le dit trop peu : pour qu’il y ait un débat démocratique vivant, c’est d’abord entre citoyens, c’est-à-dire horizontalement, que la discussion doit s’engager. Sinon, comment organiser la confrontation des intérêts et des valeurs, et rechercher, par la discussion et la négociation, les termes d’un compromis acceptable pour le plus grand nombre ?

      Ce n’est certainement pas dans la relation conflictuelle entre un ou des groupes organisés – ils le sont, au vrai, de moins en moins – et l’Etat, ou la puissance publique en général, mais dans une relation entre membres de la société civile. Cette relation, comment la structurer ? Où va-t-elle se dérouler, et qui garantira son bon déroulement ? Dans les pays où la tradition de démocratie semi-directe est fortement ancrée, la question ne se pose pas : les citoyens ont l’habitude de l’auto-organisation et de l’auto-détermination. Qu’en serait-il dans un pays comme le nôtre où, par la culture et l’Histoire, c’est la relation verticale qui domine et structure la vie politique ?

   
    1. SI RIC IL DOIT Y AVOIR, UN RIC ENCADRE. Enfin, sur quels principes peut-on s’appuyer dans ce débat qui s’annonce, qui est déjà, compliqué et obscur ?

      Le premier est qu’on ne peut pas être républicain et rejeter par principe l’idée que le peuple s’exprime sur les sujets qui le concernent. Repousser l’élargissement de la voie référendaire au seul motif qu’elle risque d’accoucher de lois mauvaises – comme si les parlements n’en votaient jamais – n’est pas un argument suffisant. Pour autant, avant de se lancer dans une révision constitutionnelle, il faudrait dresser une espèce d’inventaire des décisions qui n’ont pas été prises, qui devraient l’être, et qui ne peuvent pas l’être dans le cadre des institutions et des équilibres politiques existants.

      A contrario, si une réforme est jugée utile et qu’elle peut être conduite par la voie parlementaire, il tombe sous le sens d’emprunter une route déjà tracée au lieu d’en défricher une nouvelle, plus hasardeuse. On ne prend aucun risque en disant que les Gilets jaunes, et avec eux un nombre non négligeable de Français, n’ont pas envie que l’on profite du débat institutionnel pour ne pas répondre aux questions sur le pouvoir d’achat ou la fiscalité posées ces dernières semaines. Dernier point, qui n’est pas négligeable : la mise en œuvre d’un mécanisme de consultation populaire ne doit avoir pour effet, ni d’entraîner des conflits normatifs (un référendum législatif ne peut produire une loi inconstitutionnelle ou contraire à un engagement international ; un contrôle préalable du juge constitutionnel est donc souhaitable), ni mettre en concurrence le Parlement et le peuple, ni remettre en cause le caractère unitaire de la République – ce qui suppose notamment que l’initiative populaire soit nécessairement prise par des citoyens d’un nombre significatif de départements.

      Enfin, il faut éviter que la pratique référendaire ne devienne le jouet des minorités structurées. La façon la plus simple de le faire est de fixer un seuil élevé de participation, comme c’est déjà le cas pour les référendums locaux en matière de fusion de collectivités. Ainsi, en retenant le principe qu’une disposition soumise à consultation ne peut être adoptée que si elle est approuvée par au moins 25% des inscrits, un « oui » à 55% mais avec une participation de 45% signifierait un rejet de la proposition (24,75% des inscrits). Il s’agit là bien sûr de bornes minimales, sans entrer à ce stade dans le détail des matières qui, par leur nature ou leur complexité, se prêtent mal à l’exercice référendaire, du vote du budget aux législations techniques.




      Alors, RIC ou pas RIC ? Oui, mais sans enthousiasme immodéré. Non par une hostilité atavique de républicains « old school » envers la démocratie directe, toujours tenue en suspicion pour ses possibles dérives – bien peu nombreuses, en vérité, là où elle est pratiquée. Mais plutôt parce que, même si le slogan a fait un bond spectaculaire dans les revendications, il n’est pas sûr du tout qu’il soit le cœur de la demande politique des Gilets Jaunes et encore moins celle du pays dans son ensemble, demande que le mouvement Gilets jaunes traduit certes en partie, mais en partie seulement, ne l’oublions pas. Bref, ce n’est peut-être pas la bonne réponse, d’autant plus que nous ne sommes même pas sûrs que ce soit la bonne question !

  La bonne réponse, c’est la société tout entière qui doit la trouver, et non seulement le chef de l’Etat, ses ministres, ses conseillers et sa majorité. La bonne question, en revanche, on doit s’efforcer de l’exprimer dans des termes clarifiés, et un tout petit peu dégagés de cette actualité immédiate qui nous a beaucoup, et légitimement, préoccupés : comment redonner un cadre légitime à la décision politique ?

  Risquons une suggestion pour conclure : depuis un bon moment, la pensée dominante est de considérer que puisque les cadres traditionnels (Etat, Parlement, partis, collectivités locales, corps intermédiaires…) faisaient eau, il fallait les contourner, voire accélérer leur affaissement. Et si on essayait, tout au contraire, de rénover – mais de rénover vraiment, en abattant les murs quand il le faut – le vieil édifice de la démocratie représentative ?