Stéphane ROZES (*) - 21 Nov 2018

Identités et systèmes de valeurs

Face aux populismes : réparer les imaginaires nationaux

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Nous traversons une période historique inquiétante.

Nous en avons connu d’autres, de plus dramatiques, mais il s’agit de prévenir le pire. Partout les populismes progressent fortement et rapidement, singulièrement en Europe.

Il nous faut aller précisément à la racine des phénomènes pour ensuite proposer les bonnes solutions. D’autant que je fais partie de la cohorte, peu nombreuse en France, de ceux qui pensent que ce sont les peuples qui font l’Histoire, le bas qui fait le haut, que c’est le territoire de la nation qui fait la carte politique, que les forces, leaders politiques et « souverains » ne sont que l’expression et « les acteurs d’une pièce écrite par les peuples » comme l’énonçait Thomas Hobbes.

Il nous faut faire preuve de discernement d’autant que les populistes, contrairement aux années 1930, se revendiquent de la démocratie, « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » pour reprendre la formule d’Abraham Lincoln.

Les populistes ont accompagné des représentations et construit idéologiquement l’opposition entre le peuple considéré comme un tout, dont ils seraient les seuls vrais représentants, et les élites : mêlant les élus, le pouvoir économique, les médias et juges qui usurperaient la démocratie et tromperaient le peuple et qu’il s’agirait de chasser…Partout dans le monde, les forces populistes s’appuient essentiellement sur un sentiment des peuples de dépossession de la maîtrise de leurs destins.

La pauvreté et les inégalités sont un grand malheur pour une communauté humaine. Mais le pire pour elle, c’est le sentiment de ne plus pouvoir maitriser son avenir, définir sa place dans un lien avec les autres mais distincte, au travers de ses représentants élus démocratiquement et de ses gouvernants.

Pour les peuples, de ce point de vue la démocratie n’est pas une fin mais un moyen parmi d’autres, jugée pour l’heure la plus légitime et efficiente pour  maitriser son destin.

La question  identitaire, lorsqu’elle est posée comme aujourd’hui, supplante les questions sociales qui structurent l’axe politique Gauche/Droite dans les démocraties politiques. La symbolique politique préempte aujourd’hui la question sociale de sorte que les populistes sont élus par des catégories sociales populaires ou moyennes fragilisées qui pourraient être objectivement pénalisées par leurs politiques économiques.

L’idée en France que les élites et le peuple seraient séparés et antagonistes s’est renforcée au début des années 1990, avec la chute du Mur, le capitalisme financier et une gouvernance mondiale affaiblissant les compromis socio-politiques au sein des Etats-nations.

Alors, une majorité de Français redoutaient de devenir un jour « exclu », SDF ou chômeur de longue durée et pensaient que demain serait pire qu’hier. Au contraire, les élites semblent alors vivre dans un entre-soi et maîtriser leur avenir alors que les individus seraient face à un cours des choses devenu contingent.

En cela le populisme fait fond, non tant sur les inégalités et la pauvreté générés par l’ultralibéralisme que sur les mécanismes du cours des choses néolibéral qui semblent échapper à la volonté humaine.

Ce sont les modalités actuelles de la globalisation économique, financière et numérique, les gouvernances internationales et singulièrement de l’Union européennes, qui entraînent en réaction un réflexe des peuples qui en reviennent à « la forme archaïque de leurs imaginaires ». Le Président Macron en cette rentrée devant les ambassadeurs avait utilisé cette expression pour expliquer les replis dans le monde.

Toutes les démocraties sont concernées, mais le populisme prend des formes diverses selon les cultures politiques de chaque pays. C’est que chaque peuple s’approprie le réel au travers d’un Imaginaire qui tient ensemble une représentation différente du « bon », du « juste » et de « l’efficace » tenus ensemble au travers de la souveraineté démocratique par les élus des nations.

La nouveauté de la période réside dans le fait que la globalisation néo-libérale extrait « l’efficacité » économique du « bon » et du « juste », déstabilisant des imaginaires nationaux dont les élites sont rendues responsables par les populistes. En cela le néolibéralisme est l’inverse du libéralisme en ce qu’il extrait les règles et procédures de décision politiques, économiques, commerciales et juridiques des normes des communautés humaines qui les précédaient.

De ce point de vue, le cas de l’Union européenne est exemplaire. Le recul économique de l’Europe et ses régressions politiques viennent de ce que ses gouvernances et politiques contrarient le génie européen, né dans son berceau méditerranéen, cette mare nostrum où se fabrique le commun, depuis l’Antiquité, à partir de la diversité culturelle de ses peuples.

Aujourd’hui, une fois passée, avec la chute du Mur, la question de la défense de la démocratie au travers d’un compromis socio-politique - la prospérité pour le plus grand nombre contre la paix sociale -, l’Europe se délite.

Le mixte constitué, d’une part, de l’universalisme français transcendant issu de notre imaginaire, et d’autre part de l’ordo-libéralisme issu de l’imaginaire allemand, qui fait de la procédure et de la règle une finalité pour unifier le peuple, a construit l’illusion économiciste que des politiques économiques bruxelloises uniques allaient rapprocher des peuples différents culturellement. Or il se passe l’inverse.

L’affaiblissement des régulations politico-sociales des Etats-nations démocratiques empêche les individus de construire leur avenir, reliés les uns aux autres par le biais de la représentation politique. Reste alors pour des individus fragilisés le recours de se construire identitairement contre l’Autre : la femme, l’étranger, l’impur, le mécréant, l’homosexuel …

Populistes, complotistes, communautaristes, radicaux religieux et nationalistes prospèrent dessus et attisent l’identitarisme.

L’Europe, du fait des politiques bruxelloises, se délite par le bas. Le néolibéralisme génère l’illibéralisme et favorise la montée des régimes autoritaires. La nation souveraine est abandonnée aux nationalistes, au détriment de la démocratie.

Pour combattre les populismes, les nationalismes et faire renaître l’Europe,  il faut réparer les imaginaires nationaux et faire rentrer la globalisation dans le lit de mondialisation, mosaïque d’imaginaires nationaux. Il faut aussi reconnecter la démocratie avec la souveraineté en remettant démocratiquement et rapidement la gouvernance des choses sous le contrôle du gouvernement des hommes, de sorte de respecter leur cohérence et leurs modèles culturels.

Il faut construire des projets européens ambitieux en renonçant aux dogmes du libre-échange et de la libre concurrence qui les empêche, établir des frontières à l’Europe de sorte de restaurer sa puissance et sa présence dans la mondialisation… Sinon les passions tristes, populistes et nationalistes, le feront dans le désordre et le déni des libertés individuelles et des droits démocratiques.



        (*) Président de Cap, enseignant à Sciences-po et Hec. Ce texte est le canevas d’une intervention lors d’un débat portant sur « Les démocraties face au populisme » dans le cadre de la Convention du CRIF (conseil représentatif des institutions juives de France) : « La République contre les haines », 18 novembre 2018. S.Rozès a écrit «  L’imaginaire français, et les autres, à l’épreuve de la mondialisation ».Commentaire, Printemps 2017,numéro 157.