Jean-Marie Godard - 29 Juin 2018

Identités et systèmes de valeurs

Les hussards bleus

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Ils ont entre 25 et 40 ans. Leurs points communs ? Ils sont policiers et français, mais leurs racines sont de l’autre côté de la Méditerranée : flics issus de l’immigration et musulmans, ils affichent un attachement viscéral aux valeurs de la République. Avec un discours intransigeant, dans un contexte tendu qui les placent parfois dans des situations difficiles. 


  « J’ai connu les émeutes en 1998. J’avais 7 ans. J’étais dans la cour  de l’école et je voyais ça, cette tension avec mes yeux d’enfants. Les CRS d’un côté, les jeunes de mon quartier – le Mirail à Toulouse – de l’autre ». Kader, 25 ans, est entré en 2012 dans la police via les Cadets de la République. Son histoire fait corps avec celle de la France. Plus précisément, celle de la Libération, lorsque son grand-père, engagé volontaire dans l’armée française, débarqua en Provence. C’est un peu la suite du film « Indigène » : après la seconde guerre mondiale, le grand-père de Kader posa ses valises du côté de Toulouse. Né en France, Kader est issu de cette famille algérienne très modeste. Mais depuis tout petit, il voulait porter l’uniforme représentant la République Française, dans l’armée ou la police.

Quand on rencontre Kader, il a cette anecdote : « Quand je faisais mon premier stage en tant que Cadet de la République, en service de garde à vue, une brigade se présente avec un individu et me charge de faire une fouille de sécurité. Et c’était un gars avec lequel j’avais été en crèche, à la maternelle, au primaire. Un mec de la même origine que moi, avec qui j’étais parti en vacances quand j’étais jeune. Cela faisait dix ans qu’on ne s’était pas vu. Lui était dans le trafic de stupéfiants, et moi j’étais fonctionnaire de police… En fait, c’est la première personne que j’ai menottée dans la police. On s’est parlé. Et il m’a dit ‘je pensais pas que t’étais flic’. Et il a ajouté : ‘j’aurais aimé qu’on se revoit dans de meilleures conditions’. Ca restera toujours gravé dans mon esprit ».

« Moi, je me sens redevable vis-à-vis du pays qui a accueilli ma famille et qui ensuite nous a aidés. »

Pourquoi Kader est-il devenu flic alors que plusieurs de ses copains d’enfance ont basculé dans la délinquance ? Une question de valeurs d’abord. « Il y a eu mon grand-père. Son engagement était porté par des valeurs de respect de l’autre. Il avait chez lui cette conscience que durant cette guerre, des gens avaient été tués en raison de leur religion ou de leur origine ». Et quand ses parents divorcent lorsqu’il a 6 ans, et que sa mère se retrouve seule à élever trois enfants sans grands moyens, « la France est là. Une femme seule avec deux enfants, si elle avait été au pays je ne sais pas comment ça ce serait passé. Ici on a eu pas mal d’aides sociales. A Noël, on avait les Restos du cœur qui nous donnaient à chacun un cadeau ». De cela, Kader garde une ineffaçable reconnaissance. « Moi, je me sens redevable vis-à-vis du pays qui a accueilli ma famille et qui ensuite nous a aidés. Dans notre culture on nous apprend la reconnaissance», poursuit-il. Il raconte l’attachement de sa famille à faire vivre les deux cultures aux enfants. Celle de la France, et celle de l’Algérie où la famille retourne alors chaque été. Et puis, l’éducation. « On était encadré. Même si mes parents étaient divorcés, la présence de la famille qui vous tient, des oncles, tout le temps, je pense que c’est très important. Dans un quartier sensible, avec pas mal de délinquance, si les parents sont dépassés, finissent par lâcher, c’est ce qui peut faire la bascule d’un côté ou de l’autre ».

Kader est admis au concours à Toulouse en 2012. C’est aussi la ville et l’année des actes terroristes de Mohamed Merah. « Ma mère a eu peur. Mais la première fois qu’elle m’a vu en uniforme, elle s’est sentie en sécurité en fait. J’ai apporté la réponse dont elle avait besoin. C’était une fierté. Ca représentait la France et une institution. Merah, ca n’a fait que renforcer mon idée de ce que je voulais faire ».

Comment ses collègues le voient-ils ? « Ca se passe très bien », dit-il. Kader explique même que sa « double culture », et son bilinguisme français/arabe, sont un atout dans le cadre de son métier. « Il m’est arrivé de parler arabe dans le cadre d’un différent familial, avec une mère qui ne parlait que cette langue et avec laquelle les collègues n’arrivaient pas à communiquer. Ca a fait baisser la tension. Ou de demander dans la même langue ‘Qu’est ce que tu as dit ?’ à des jeunes qui balancent des insultes en arabe à notre passage. Là ils se trouvent cons, interloqués, et ça fait marrer les collègues. Les gens, pour eux, le policier c’est ‘individu type caucasien’, alors qu’un policier c’est la société, c’est monsieur tout le monde ». Les jeunes issus de l’immigration ont commencé à intégrer la police en 1997, au travers du dispositif des Adjoints de sécurité, déclinaison des emplois-jeunes dans la police.

« Ah ! mais toi c’est pas pareil »

Le racisme Kader l’a connu, lors d’une année passée à Périgueux, avec des collègues policiers « qui n’avaient pas du tout la même vision que moi. Des gens qui n’avaient jamais vu de noirs, d’asiatiques, de magrébins, avec pleins de clichés, à ce moment là c’était difficile ». En poste en région parisienne depuis fin 2015, Kader dit que pour cela, il ne veut plus travailler que dans des grandes zones urbaines où le métissage est intégré depuis des décennies.

Musulman, il pratique sa religion dans un cadre intégré à la République, et trace une frontière très claire entre son travail et sa vie privée ou familiale. Il explique avoir vu, et ressentir « un creusement », avec des prise de positions radicales, bruyantes même si très minoritaires, qui se sont renforcées depuis 2015. Il évoque ainsi certains collègues pour lesquels « arabe = islam = terrorisme » sans se poser plus de questions, et qui lui disent « Ah ! mais toi c’est pas pareil ». Et puis, en face, « j’ai déjà eu des personnes de la même origine que moi qui m’ont dit ‘t’es flic, tu fais honte à notre pays, à nos origines, à notre culture, à notre religion’ ». Il raconte cette anecdote, datant de 2016, alors que Manuel Valls est premier ministre, et a un discours strict sur la laïcité.  « C’était dans la rue. Sur un contrôle, un homme m’avait sorti ‘Tu sais que ton métier, il est interdit par la religion ?’ J’ai dis ‘Ah oui et pourquoi ?’ Et là il m’a sorti un truc absurde ‘Tu es un mécréant parce que tu as prêté allégeance à Manuel Valls ‘». Kader en rit encore aujourd’hui. Et, ironique, il ajoute « en fait, je suis sur plusieurs tableaux. Je suis d’origine magrébine, je suis musulman, je suis fonctionnaire de police. J’ai tout pour que d’un côté ou de l’autre, certains me détestent! ».  

Ce que raconte Kader, c’est aussi ce que vit Safia, 41 ans, policière dans une grande ville du sud de la France, entrée dans la police en 2002. Le parcours de Safia est similaire à celui de Kader : parents divorcés, mère seule, enfance dans un quartier dit ‘sensible’. Elle, ses racines sont en Tunisie. Le « Ah ! mais toi c’est pas pareil », lancé par des collègues, elle l’a entendu plusieurs fois, et dit qu’elle n’y fait plus attention. « On est très soudé. Je n’en parle même pas comme du racisme. En tout cas, pas du tout un racisme idéologique. Ce discours, c’est de la bêtise, c’est la conséquence d’années de patrouille toujours dans les mêmes quartiers ghettos ».

Musulmane pratiquante, Safia vit sa religion de la même manière que Kader, dans le cadre de la République. Dans sa vie privée et familiale, elle ne porte pas le voile. Elle travaille de jours, et pendant le Ramadan, ne déjeune pas à midi, même si, dit-elle « c’est compliqué. C’est une épreuve mais on le fait quand même. On est une bonne équipe, on mange ensemble, et pendant le mois du ramadan ne pas manger avec les collègues c’est compliqué ». Elle n’est pas seule d’origine magrébine et musulmane dans le commissariat où elle travaille. Et explique que certains ont trouvé la solution en posant leurs congés annuels durant le mois du ramadan.

Le durcissement depuis les attentats ? Elle l’a fortement ressenti. « C’est de pire en pire. Le pire dans tout ça, c’est d’entendre les arabes les attentats, c’est pareil. Tout va ensemble. On cherche même plus à comprendre ou essayer de comprendre ceux qui sont extrémistes et ceux qui sont juste pratiquants ». Ce que dit Safia, comme ce dont témoigne Kader en filigrane, on le retrouve dans le rapport annuel du Médiateur de la police nationale pour l’année 2015, année des attentats de Charlie Hebdo, Montrouge, de l’Hyper Cacher, et du 13 novembre. Si le rapport  souligne que « dans leur écrasante majorité, les policiers et leur hiérarchie sont attachés aux valeurs républicaines et combattent les propos et comportement racistes (…), il note que « les tragiques événements de l’année 2015 ont attisé les tensions et la méfiance ». Une situation face à laquelle « Il convient, au sein des services, d’être très vigilant afin de ne pas laisser se développer silencieusement un racisme très résiduel mais inacceptable ».

Safia en veut terriblement à ceux qui voudraient faire de l’islam en France un étendard politique visant à diriger la société et lui imposer des règles, et affichent publiquement leur religion. « Moi mes parents, ma famille, ils sont tous pratiquants modérés. Les femmes ne portent pas le voile, on fait le ramadan, on fait les prières, mais en restant soft. Aujourd’hui, c’est ça que je reproche. Quand je vois une fille qui est voilée, totalement, pour moi c’est une provocation. Quand je vois des barbus et des femmes toutes voilées, c’est une provocation. Parfois, j’ai l’impression que ma position sur le sujet est encore plus radicale, plus intransigeante que mes collègues. On est arrivé à un stade ou nous les musulmans, c’est dur pour nous de voir comment la religion est… Ce qu’elle devient ».

Elle explique que la génération de ses parents, celles de ses grands-parents, ont éduqué leurs enfants en leur disant qu’il fallait « s’adapter » et que la religion était avant tout « une affaire de cœur, pas d’affichage ». La question de l’éducation, donc, et d’une présence forte de la famille, avec du respect et des principes, et un des piliers essentiels que Safia met en avant, tout comme Kader. Elle dit que pour elle, comme pour d’autres de son quartier, c’est ce qui a fait la différence.

« Quand je suis en tenue, je n’ai aucune religion, je n’ai pas de sexe »

Il y a plus de dix ans, la réalisatrice Juliette Senik tournait, dans le 19e arrondissement de Paris, le documentaire « Flics de France », sur les policiers issus de l’immigration, certains d’entre eux musulmans. On était alors bien avant les attentas commis au nom de Daesh, loin du contexte des tensions actuelles. « C’était une commande. Et la base c’était ‘L’Islam est-il compatible avec la République’. Or à l’époque je ne comprenais même pas la question. Parce que pour moi l’Islam n’était pas la question. La question, c’était d’être considéré comme traitre en étant flic, mais pas parce qu’on était religieux ou pas, c’était parce qu’on était du côté de la France pays colonisateur ». Dans ce documentaire, il y a notamment Siham, jeune policière, qui témoigne : « ‘Tu n’es qu’une traitresse’, je l’ai déjà entendu. « ‘Tu travailles pour eux’, sous entendu « eux, ‘c’est la police, c’est l’Etat donc la France’ ». Un terme que, semble-t-il, on entend moins aujourd’hui, tant la question semble désormais s’être cristallisée sur l’aspect religieux. L’impartialité politique ou religieuse, que l’on rencontre aujourd’hui de manière très forte et presque revendiquée par les policiers issus de l’immigration dans le cadre de leur mission, on la retrouve déjà à l’époque dans les propos de Siham : ‘Quand je suis en tenue, je n’ai aucune religion, aucune appartenance ethnique, aucune politique, je n’ai pas de sexe. La religion, la question ne se pose pas quand je suis en tenue », dit-elle de manière très claire.

Si la question religieuse semble être aujourd’hui beaucoup plus présente dans un contexte de tension, la réalisatrice Juliette Senik s’interroge : « Mais l’Islam, quand on dit l’Islam, de quoi on parle ? Il y a plein de musulmans qui sont totalement républicains», témoigne-t-elle aujourd’hui. « A l’époque, j’avais l’impression qu’ils le vivaient de manière heureuse, c'est-à-dire qu’ils étaient très clairs. Il y a d’un côté ce qu’il se passe dans la famille, dans leur foyer, et de l’autre côté ce qu’il se passe dans la vie civile et dans leur travail. Ce sont deux choses différentes. A la maison on pratique, dans sa vie privée on pratique. Et moi j’ai eu l’impression qu’ils étaient en paix avec ça parce qu’ils arrivaient sans trop de schizophrénie à concilier les deux. Aujourd’hui, dans le contexte actuel, c’est peut-être plus compliqué ».

Jean-Marie Godard est journaliste. Il vient de publier « Paroles de flics » (Fayard).