Céline FLORENTINO - 2 Mai 2021

Société de la connaissance

Education : au creux du « pas de vague »

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"Pas de vague" : mieux reconnue désormais, y compris au plus haut niveau de l'Etat, la sous-déclaration des incidents en milieu scolaire est une réalité complexe, difficile à appréhender, plus difficile encore à changer. Plutôt que de traquer des coupables, Céline FLORENTINO part d'un cas concret et dévoile comment et pourquoi la machine se grippe. Elle prolonge son enquête par une réflexion sur l'acte d'éducation, par lequel les adultes doivent inviter l'enfant à se dé-centrer. 

   

Avril 2021, dans une école de Nice. Un vendredi de fin de journée, je m'apprête à quitter une des écoles où j'interviens. Une jeune enseignante vient me dire entre deux portes qu'un enfant de sa classe de CE2, après l'avoir traitée de « chienne » en arabe il y a dix jours, vient de la menacer de décapitation. Interloquée, je lui demande de développer. Elle l'avait grondé sévèrement, il n'était pas content. D'autres enfants de la classe sont ensuite venus répéter à la maîtresse qu'il avait menacé de lui couper la tête. Choquée, elle lui a demandé de s'expliquer. Et là, il lui a dit calmement qu'effectivement, il voulait « lui couper la tête et voir le sang couler », tout en passant son index sur sa gorge horizontalement, au cas où elle n'aurait pas compris le message. Elle lui a dit que c'était très grave, et elle qu'elle en ferait part à la directrice. Là, il s'est mis à genoux, et l'a littéralement suppliée de ne pas le faire. Elle n'a pas cédé, et en a très vite parlé à la mère à la sortie de l'école, mère très pressée, qui a accusé le coup et est vite partie. Elle m'a dit en avoir parlé à la directrice le jour-même. Je suis donc partie en week-end avec un goût amer, tout en me disant que la directrice étant prévenue, que les choses suivraient leur cours.

  Lettre morte

  Comme j'interviens dans plusieurs écoles, je n'ai eu l'occasion de m'enquérir de l'évolution de la situation que le vendredi suivant. Après m'être entretenue avec l'enseignante, je constate que rien n'a été fait, rien ne s'est passé depuis. Je constate même que le reste de l'équipe n'est même pas au courant des faits. Autant dire que j'ai alerté cette jeune enseignante énergiquement, que je lui ai fait prendre conscience qu'elle avait été agressée verbalement de manière gravissime dans un contexte qui plus est très particulier, que les propos de cet enfant, tout CE2 qu'il soit, tombaient sous le coup de la loi, et qu'il était hors de question d'en rester là. Alors, là seulement s'est mise en route la démarche collective au niveau de l'équipe et de la hiérarchie. Et cela, la veille de la fermeture des écoles pour cause de troisième vague.

  Si je raconte ici cette anecdote qui n'en est pas une, mais bien un signal très inquiétant de ce qui se passe dans bon nombre d'écoles de REP ou d'ailleurs dans notre pays, c'est pour alerter, bien sûr. Mais alerter n'est pas suffisant. La preuve, des lanceurs d'alerte dans les collèges et lycées, on en a. Très peu qui s'expriment en leur nom et à visage découvert, mais on en a, et on commence à les écouter. Quasiment pas dans le primaire, en revanche. Sans doute parce que c'est peut-être encore plus choquant, encore plus incroyable que des enfants puissent en arriver là. Et sans doute parce que, comme ce n'est qu'un enfant, on a tendance à dédramatiser tout de suite en disant : « Oui, mais c'est juste un truc qu'il a entendu, et qu'il répète sans le penser... » Sans doute…mais il y a deux problèmes : d'abord, ces propos, ils existent, et ils viennent bien de quelque part. Le second problème c'est que cet enfant ne pense pas, justement. Il est dans la pulsion, et ne peut pas la transformer en quelque chose de plus élaboré qui sera de l'ordre de la pensée. En revanche, s'il s'en tire sans la moindre conséquence, la portée de ses paroles ne prendra jamais sens, et risquera fort d'amener à l'impensable, tel qu'il s'est produit en novembre dernier, et tel qu'il se produira encore, sous une autre forme sans doute. Tout le monde sait que c'est très grave.

  Et pourtant, ce qui prédomine, comme premier réflexe, c'est l'inaction. Je ne veux surtout pas incriminer la jeune enseignante, ni la directrice de cette école. Le fait est que cette dernière, sur le coup, n'a pas du tout perçu la gravité des faits tels qu'ils lui ont été rapportés. L'enseignante, quant à elle, n'a pas mesuré non plus l'importance de l'agression. Chez les plus jeunes enseignants, il y a quelque chose que je perçois d'assez inquiétant : ils ont tellement intégré qu'ils évoluent dans un monde étrange et angoissant, qu'ils ne savent même plus à quel moment il faut vraiment s'alerter. Et puis, quand on débute, on n'a pas forcément envie d'attirer l'attention de la hiérarchie sur soi. Et le simple fait d'en parler va faire exister le problème aux yeux de tous, alors que si ça reste entre nous, ça passera.... Ce n'est qu'un enfant, après tout. Ça passera.

    Pratiques et savoirs cloisonnés

  Les responsables de tels dysfonctionnements ne sont pas les jeunes enseignants. Ce serait bien trop facile de tout leur mettre sur le dos. Dire qu'il y a un énorme problème de formation n'est qu'un euphémisme. C'est le cas depuis très longtemps, et les réformes successives n'ont fait qu'aggraver les choses. Elles n'ont fait que brouiller un peu plus la mission des enseignants. On leur a dit de plus en plus qu'ils devaient s'adresser à tous, différencier leur pédagogie, s'adapter à chacun, inclure. Mais on a oublié de leur rappeler que les règles et les devoirs étaient les mêmes pour tous les enfants, et que l'enseignant représentait l'autorité, que c'était lui le garant du savoir, et qu'il n'était pas là pour se plier aux exigences de tous les parents. Les questions d'autorité et de laïcité sont peu, pas ou mal enseignées. Le savoir-être, et savoir ce que l'on transmet, et comment on le transmet, c'est complexe. Personnellement, c'est surtout dans mes formations spécialisées qu'on m'a transmis quelque chose sur ces questions. Je suis spécialisée auprès des élèves en difficulté, au sein des RASED (Réseaux d'Aide Spécialisée pour les Elèves en Difficulté), et j'ai suivi une formation d'un an très pointue, formation d'ailleurs de plus en plus réduite aujourd'hui. J'ai également obtenu un Master 2 option CPE (Conseiller Principal d'Education), et cette formation était aussi très poussée concernant les fonctions d'encadrement et les missions de l'Ecole. Mais toutes ces connaissances devraient aussi toucher ceux qui ont des classes. C'est assez incroyable qu'on cloisonne ainsi les domaines. On a d'un côté les spécialistes, les encadrants, et de l'autre les exécutants. Ce sont pourtant bien les enseignants qui sont en face des élèves, ce sont pourtant bien eux qui se prennent de plein fouet les élèves et les parents de plus en plus difficiles. Il serait primordial de les aider à identifier ce qu'est un cadre, savoir quand il est attaqué, et savoir répondre à une attaque. Il s'agit d'armer symboliquement. Non pour être sur la défensive constamment, mais pour avoir conscience de son autorité. Pour en-courager, dans le sens donner du courage. Il est un peu trop facile de penser que l'autorité, ça ne s'apprend pas, qu’on l'a ou qu’on ne l'a pas. Oui, certains l'ont naturellement. Mais pour les autres, ça s'apprend, ça se conscientise et ça se travaille.

  L'autorité, dans l'exemple de l'enseignante menacée de décapitation par l'enfant, ne laisse aucune place à la pitié. La pitié est d'ailleurs une forme de mépris. Pas question de gommer ces propos. Plus que l’enfant lui-même, ce sont ses propos qui doivent être sanctionnés. Un enfant apprend tout le temps. Si des propos comme ceux-ci restent à l'intérieur de la classe, qu'apprendra cet enfant, sinon qu'on peut évoquer les pires menaces face à une personne et à l'institution sans qu'il y ait de conséquences ? Il est impérieux de le ramener à la réalité collective, et il faudra bien évidemment pour cela passer par les parents. Si on ne le ramène pas à la réalité, le plus gros risque est qu'il s'enferme dans le déni, emmuré dans le décalage entre ce qu'il perçoit et ce que les autres lui renvoient, en grande souffrance, et en le faisant payer à tout son entourage. Il ne grandira pas. Il se sentira constamment victime, puisqu'il ne se voit pas agir lui-même. Il restera collé à son imaginaire, et dans l'incapacité d'entrer dans le symbolique.

  Apprendre à l’enfant à se dé-centrer

  Le symbolique, ce sont les codes communs qui sont transmis par l'Ecole : la lecture, les mathématiques, mais aussi les valeurs de la République. Et pour que ces valeurs prennent sens, il faut les faire vivre dans son attitude, mais aussi par une vraie réflexion collective sur ce que sont la liberté, l'égalité, la fraternité, la laïcité. Et les faire vivre en les emmenant par exemple en classe verte, en classe de neige, qui sont par excellence des occasions de se rendre compte qu'on peut se séparer de sa famille pendant quelques jours et en être très heureux. Mettre à l'épreuve de la séparation. Se séparer ne signifie pas abandonner, mais savoir mettre de côté d'où l'on vient pour se rendre disponible là on est.

  Un grand nombre des difficultés que rencontrent les enfants que j'aide relèvent de cette difficulté à se séparer, justement. L'enjeu est de construire avec eux un pont entre deux mondes, celui d'où ils viennent, et celui qu'ils doivent rejoindre.  Il n’y a pas à mettre en opposition culture familiale et culture commune, mais il n’y a pas de raison non plus pour les mettre sur le même plan. Trop longtemps en effet, on a pensé qu'il suffisait de partir de leur culture d'origine pour les amener aux savoirs scolaires. C'était une erreur. L'expérience m'a montré que les enfants qui ont une solide culture écrite de leur pays d'origine pouvaient entrer plus facilement dans la nôtre, et dans n'importe laquelle d'ailleurs. Ceux qui sont en difficulté sont bien souvent ceux qui sont éloignés de la culture écrite dans leur milieu d'origine, et même bien souvent éloignés de toute culture, hormis celle des écrans. Être en contact avec l'écrit, quelle que soit la langue parlée, permet d'accéder au symbole, à ce qui constitue une culture. Les symboles, d'ailleurs, ne se trouvent pas seulement dans l'écrit. Les contes, par exemple, issus de la culture orale, portent en eux des messages universels et symboliques. Ils ne connaissent quasiment plus aucun conte, ou alors bien souvent, ils ont en vu des versions plus ou moins étranges sur leur écran. C'est comme si ce qui était autrefois commun à tous s'était dilué, éparpillé, égaré, et ce, dès la plus tendre enfance. Et sans limite, en plus. De plus en plus d'enfants ne font que cela, au point qu'on en arrive à se demander s'il y a encore une place pour le rêve, mais aussi pour la contrainte, les deux étant dépendants l'un de l'autre.

  Vouloir mettre l'élève au centre du système éducatif, comme l'a fait la loi d'orientation sur l'éducation de 1989, c'était une bonne intention. Mais qui est l'élève ? Le sait-il lui-même ? Pour construire une identité, il faut apprendre à se décentrer, plutôt qu'être le centre. Il faut s'oublier pour se libérer de la mémoire. Il faut savoir être un parmi les autres. Une classe n'est pas une somme d'individualités auto-centrées, c'est bien plus que cela. C'est un groupe, avec un cadre dont l'enseignant est le garant. C'est quand on trouve sa place dans un groupe que l'on découvre qui on est. Que l'on s'aperçoit qu'on a des facettes multiples, et qu'on est capable de s'adapter aux autres et à ce qui est demandé à tous. Se construire avec, et non contre. Et prendre conscience qu'on y gagne quelque chose, même si c'est souvent difficile, même si ça demande des efforts.

  Tout cela peut paraître abstrait. Et pourtant, c'est bien cela qui, aujourd'hui, a du mal à être transmis. Tout ce qui n'est pas forcément visible, quantifiable, qu'on ne peut pas faire remonter à la hiérarchie sous forme de graphiques. Tout ce qui est du domaine de l'intention, de la conscience de soi, de ses actes, des valeurs cachées dans ces bâtiments scolaires dont l'entrée est surplombée par un drapeau Français. Tous ces symboles sont menacés par ceux qui veulent les retourner, les inverser, les distordre, dans le but de prendre le pouvoir, en méprisant la volonté générale. Encore faudrait-il que cette volonté générale se fasse entendre, et se donne les moyens d'exister en croyant en elle-même.

  Et croire en soi, c'est viser le quasiment-impossible, en se centrant sur le "quasiment". Parce que lorsqu'on n'y croit plus, il ne reste plus qu'à s'adapter à l'impossible. C'est ce qui est arrivé dans l'histoire de cet enfant qui a menacé sa maîtresse de décapitation. On a préféré, lorsque c'est arrivé, se dire qu'il valait mieux oublier, pour éviter d'aller au-devant d'ennuis, sans garantie de résultat. On s'est dit qu'après tout, l'énergie à dépenser pour rectifier le tir ne vaut pas le coup, si l'on compare au peu de bénéfices personnels qu'on va en tirer. Alors on laisse courir, en espérant que tout cela ne nous rattrapera pas un jour.

  Epilogue (provisoire)

  Finalement, un signalement a été fait à la hiérarchie, et les services du rectorat vont se saisir de l'affaire. L'école ne connaîtra pas forcément les actions qui vont être entreprises au niveau de la famille, mais l'important, c'est que quelque chose d'extérieur à l'école aura été fait pour signifier la gravité des propos. Mais il faudra apprendre à réagir plus vite. Un mois après les faits, c'est un peu tard pour l'école pour sanctionner les propos de l'enfant. Et ce genre de choses arrive un peu partout, tous les jours. Il faudra dépasser ses peurs, et cela ne pourra se faire que lorsqu'on sentira qu'on est accompagné par une force collective, qui s'appelle l'intérêt général.



  Céline FLORENTINO est enseignante spécialisée. Elle travaille en RASED (Réseau d'Aide Spécialisée aux Elèves en Difficulté) dans l'Académie de Nice. Elle signe sa troisième contribution pour L'Aurore.