Bassem ASSEH - 29 Juin 2018

Mutations économiques et modèle social

Vers un nouveau compromis socio-économique ?

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L’année 2017 a été marquée par l’élection d’Emmanuel Macron, jeune homme de 39 ans, inconnu des Français trois ans auparavant, issu du cœur du système technocratique mais se présentant comme candidat « hors-système”. La campagne présidentielle de 2017 a aussi été celle du candidat de « la gauche de gouvernement », Benoît Hamon, qui a réalisé deux exploits : (1) ramener son parti à un étiage électoral quasiment inégalé dans l’histoire contemporaine et (2) installer dans le débat public une thématique — la robotisation — rarement autant médiatisée jusqu’à présent. Il a mis en lumière le remplacement du travail humain par la machine numérique et ses deux corolaires : (1) le revenu dit « universel » et (2) ce qu’il a appelé la « taxation des robots ». Sur ce front — sans que cela n'empêche sa défaite historique — Hamon a pu bénéficier durant sa campagne d'un soutien indirect des plus crédibles, car issu du cœur même de l’industrie du numérique.

Bill Gates[1] annonce, au lendemain de la primaire socialiste, qu’il est nécessaire de « profiter de la libération de la main-d’œuvre [via l’automatisation] pour pouvoir faire un meilleur travail auprès des personnes âgées, avoir des classes d'élèves moins nombreuses, aider les enfants qui ont des besoins particuliers ». Et le fondateur de Microsoft de poser qu’« une partie [du financement] peut provenir des profits qui sont générés par les gains d'économie de main-d’œuvre [et qu’une] partie peut venir directement d'un certain type de taxe pour les robots ». Ce que Gates souligne dans cet entretien, c’est le fait qu’une partie des emplois occupés aujourd’hui par des humains sera demain détruite et remplacée par des tâches automatisées au travers de robots : des machines (du matériel) s’appuyant sur le numérique (de l'immatériel) pour réaliser des tâches répétitives et parfois mêmes des tâches complexes.

Une rupture dans le monde du travail d’une telle radicalité est-elle soutenable, et si tel est le cas, quelles sont les conditions de sa soutenabilitié ? Pour mieux appréhender cette question cruciale pour l’avenir de nos sociétés, il est nécessaire (1) de replacer ce phénomène dans l’histoire économique, d’en comprendre (2) le double aspect matériel / immatériel et (3) d’en évaluer l’impact sur l’organisation du travail ; enfin, (4) d’en tirer les conséquences sur le contrat social qui fonde nos sociétés.

D’une machine à l’autre : l’histoire économique est une série d’automatisations

Les historiens[2] identifient 15 vagues d’innovations sur les seules 2 000 dernières années. Ces vagues d’innovations correspondent à un mouvement double : une poussée scientifique couplée à un besoin « utilisateur ». On peut penser évidemment à des innovations très anciennes, telle la domestication d’animaux comme le cheval devenu le premier moyen de transport terrestre ou encore, un peu moins anciennes, les 1100 innovations nécessaires à la construction d’une cathédrale.

Mais pour rester à une époque proche de nous et comparable à ce que nous vivons, je me suis interrogé sur ce qu’ont bien pu se dire nos ancêtres qui, dans une situation analogue à la nôtre entre la deuxième moitié du XIXème et le début du XXème, ont vu apparaître la machine à vapeur puis les moteurs électriques et leurs différentes déclinaisons. Ces innovations ont, elles aussi, modifié de manière radicale nos façons de créer des biens et des services et de les mettre sur le marché, mais aussi de les consommer. Elles ont donné lieu à un siècle de croissance économique et de développement humain sans équivalent dans l'histoire de l'humanité.  

Le début du XXe siècle, a vu les Etats-Unis remplacer le Royaume-Uni en tant que première puissance industrielle mondiale[3]. C’est aussi le début d'une transition énergétique majeure pour le secteur industriel. Finies les machines à vapeur : électrification à tous les étages !

  En 1904, une étude américaine dénombre plus de 300 trusts, de grands groupes industriels édifiés durant le règne de la machine à vapeur à force d’acquisitions et dont les plus importants pouvaient encore espérer acquérir sous peu une position monopolistique. En 1935, une autre étude montre que 40% des trusts construits entre 1888 et 1905 avaient échoué, 11% étaient dans une situation mitigée et ceux ayant survécu avaient des tailles nettement amoindries. Une troisième étude montre que les leaders de 1905 qui avaient survécu jusqu'en 1929 avaient vu leurs parts de marché réduites en moyenne d’un tiers, passant de 69% à 45%.

  L’électrification intelligente était au cœur de cette révolution. Le coût de l’électricité était inférieur à celui du charbon mais ce facteur restait mineur dans le changement constaté. Le chamboulement venait plutôt des processus de production. Jusqu’alors, les entreprises industrielles avaient un moteur à vapeur pour chaque usine, contraignant ainsi fortement les modalités de production : dans l’usine, chaque unité de production devait, pour être alimentée en énergie, être placée à proximité du seul moteur à vapeur du bâtiment.

  Ceux qui se sont contentés de remplacer le moteur à vapeur central par un moteur électrique tout aussi central ont amélioré modérément leurs capacités de production. Les manufactures innovantes ont quant à elles placé un moteur électrique à côté de chaque unité de production — en réalité dans chaque unité de production — ce qui a permis d’avoir plus de flexibilité : autant d’unités de production que nécessaire quand c’est nécessaire et là où c’est nécessaire, le « Graal » du patron d’industrie en quelque sorte… Les industriels innovants ont su tirer profit de la technologie nouvelle pour dépasser la limitation due à l'obligatoire proximité entre l’unité de production et sa source d’énergie. Ils ont pu « faire plus avec moins » et ainsi saturer les marchés avec leurs produits.

  Naturellement la Première Guerre Mondiale, la croisade anti-trust de Roosevelt ou encore la crise de 1929 expliquent les changements qu’a connu l'économie américaine du XXe siècle. Mais l’électrification intelligente tient une grande place dans cette lame de fond industrielle. Les « anciens », malgré leurs compétences s’agissant de leurs produits et de leurs modalités de distribution, ont été battus à plate couture par les « modernes », ceux qui ont su rendre flexible leur mode de production : facilité de produire, facilité de mise sur le marché, facilité de changer de produit pour répondre à un changement de la demande, etc.  

L’ensemble de ce phénomène générait de la destruction d’emplois chez les « anciens » et de la création d’emplois chez les « modernes ». Ce phénomène est ainsi décrit en 1942 par Joseph Schumpeter : la destruction créatrice est « le processus de mutation industrielle qui sans cesse révolutionne de l’intérieur la structure économique détruisant l’ancienne de manière incessante et de manière incessante en en créant une nouvelle »[4].  

Du matériel à l’immatériel : « le logiciel mange le monde »  

Ce que j’ai décrit ci-dessus pour l’électrification a été vécu de manière analogue lorsque la machine à vapeur est elle-même entrée dans les processus de production. Ce qui vient d’être rappelé pour l’électrification est certainement aussi en train de se produire actuellement sous nos yeux sans que nous nous en rendions nécessairement compte. En effet, comme l'ont souligné Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee[5], ce que le moteur à vapeur et le moteur électrique ont fait vis-à-vis de la puissance musculaire, le numérique est en train de le faire vis-à-vis de la puissance intellectuelle de l’être humain.  

Mais de quoi parle-t-on au juste lorsqu’on invoque le mot « numérique » ou parfois l’anglicisme « digital » ? Le numérique — et plus encore l’intelligence artificielle, on y reviendra — ce n’est rien de plus qu’un logiciel couplé avec une masse plus ou moins importante de données.  

Un logiciel, c’est un ensemble d’instructions données à un ordinateur pour qu’il effectue des micro-tâches qu’on peut ainsi automatiser et donc démultiplier en théorie à l’infini et souvent presque sans surcoût. Vous pouvez par exemple comparer ces tâches aux différentes tâches à effectuer pour monter un meuble Ikea sauf que c’est en général pour monter la page d’un site web, d’une application mobile ou de votre système de gestion de stock, de comptabilité ou de ressources humaines en entreprise.

  Quant aux données, ce sont celles qu’on collecte à partir de l’usage d’un logiciel. Les données sont donc les résultats de plusieurs des micro-tâches évoquées ci-dessus et qui se succèderaient selon une séquence prédéfinie. Plus les usages sont importants, plus les données collectées sont massives — on parle ainsi de « big data » — et plus les micro-tâches du logiciel pourront être intelligemment séquencées car s’appuyant sur des données réelles — des retours d’expérience — et pas seulement des calculs a priori. Ainsi, plus il y a de données issues de son propre usage, plus le logiciel sera capable d’apprendre. C’est ainsi que nous parlerons d’intelligence artificielle ou de « machine learning ». La machine numérique apprend au fur et à mesure qu’on l’utilise parce qu’en l’utilisant, on lui fournit la matière première de son système d’apprentissage.  

Ceci faisait dire à Marc Andreessen[6], en août 2011 : « le logiciel mange le monde »[7]. Il sous-entendait ainsi que le paysage économique est totalement modifié par la place que prennent les logiciels dans les relations entre les acteurs économiques :

« […] Nous sommes au milieu d'un changement technologique et économique spectaculaire et généralisé dans lequel les éditeurs de logiciels sont prêts à prendre en charge de larges pans de l’économie.

De plus en plus d'entreprises et de secteurs économiques majeurs utilisent des logiciels et offrent des services en ligne — du cinéma à l'agriculture en passant par la défense nationale. Un grand nombre des gagnants sont des entreprises technologiques et entrepreneuriales du même style que celles de la Silicon Valley : elles envahissent et renversent des structures sectorielles établies (…). Au cours des dix prochaines années, je m’attends à ce qu’encore plus de secteurs économiques soient perturbés par les logiciels, avec dans la plupart des cas de nouvelles entreprises de la Silicon Valley d’envergure mondiale»[8].

  Depuis août 2011, tout cela s’est progressivement vérifié ! C’est ainsi que Airbnb a pu, du jour au lendemain ou presque, devenir un concurrent majeur d’un groupe hôtelier tel Accor Hotels, l’un des fleurons français du secteur du tourisme et des services. Une simple application mobile a permis à Airbnb de modifier durablement les mécaniques de l’offre et de la demande sur le marché hôtelier. Depuis la même application, les offreurs de logements temporaires rencontrent désormais les demandeurs de logements temporaires. Le marché en question en est totalement chamboulé. Jusque là, la barrière à l’entrée était difficile à surmonter : il fallait, pendant des années voir des décennies, acheter des terrains, construire des bâtiments et exploiter les hôtels ainsi mis à disposition d’une clientèle donnée.

  C’est ainsi que les fondateurs et dirigeants d’Accor Hotels ont patiemment construit leur empire mondial depuis 1967. Quand soudain Airbnb, créé en 2008 à San Francisco, fait voler en éclats cette barrière à l’entrée au travers d’une plateforme mettant en relation offreurs et demandeurs de logements en se rémunérant par une commission sur l’échange ainsi opéré dans son application. Nul terrain à acheter, ni bâtiments à construire, ni salariés pour exploiter les hôtels. Une simple mise en relation d’une multitude de particuliers. Sans son application — son logiciel — et les données que Airbnb a pu collecter auprès des offreurs et des demandeurs de logements, l’entreprise n’existerait pas, et ne concurrencerait pas les plus grands groupes hôteliers.

  Dans une logique similaire, on pourrait parler d’Amazon qui concurrence d’abord les grands revendeurs de livres puis progressivement les acteurs de la grande distribution. Sans son site web et les données qu’il est capable de collecter, Amazon n’existerait pas. La société Uber a quant à elle bousculé le secteur des taxis en un temps record. Il n’y a pas de secteurs d’activité qui ne soit pas bousculé par le tsunami numérique : de l’industrie la plus classique — Tesla qui concurrence Mercedes ou Porsche — aux services les plus règlementés — Paypal qui concurrence les banques de détail les mieux établies.  

Le logiciel, dans un premier temps, a permis la mise en relation des vendeurs et des acheteurs - Amazon, Airbnb — dans les domaines le plus variés — biens de grande consommation, chambres à louer, morceaux de musique, etc. Puis il s’est étendu progressivement vers des domaines plus complexes : les voitures autonomes ou les drones n’existent que parce que le logiciel — immatériel — en dirigent les mouvements — bien matériels, eux. C’est là que l’on se met à parler d’intelligence artificielle : le logiciel apprend seul et agit seul ou sur ordre dans le monde virtuel — immatériel — ou dans le monde réel — matériel.

  Organisation du travail : de la collaboration entre humains à la collaboration entre humains et machines  

On peut avoir une opinion politique et même morale sur ces changements. Il n’en reste pas moins que la vague semble impossible — si tant est que ce soit souhaitable — à bloquer ou même à ralentir. Néanmoins, notre peur contemporaine n’en est que plus forte face à l’arrivée en masse du numérique et elle s’accentue avec l’intelligence artificielle. Au cœur de ce millénarisme contemporain se trouve la peur du remplacement d’un grand nombre d’emplois par l’intelligence artificielle ou par d’autres formes d’automatisations… sans créations équivalentes !

  Et justement comment peuvent bien se concrétiser ces créations d’emplois équivalentes à ces destructions dues aux différentes formes d’automatisations ?  

Michèle Debonneuil[9], économiste atypique, définit une nomenclature sectorielle nouvelle et ose promettre 4 millions d’emplois :
  • la voiture est le bien — secteur secondaire,
  • les pièces de rechange ou la révision kilométrique c’est le service — secteur tertiaire,
  • la prise en compte des interventions humaines sur site — sur le lieu de vie — c’est la solution qu’elle qualifie de « quaternaire ».
 

Elle parle de « quaternaire » suite à l’agriculture —secteur primaire, l’industrie — secteur secondaire, les services dans le sens classique du terme — secteur tertiaire. Ce secteur « quaternaire » met en relation le consommateur, la machine — capteurs, robots, intelligences artificielles — et le travailleur d’un nouveau type — formateur, profession médicale, et les services à la personne au sens large du terme.

  Elle décrit ainsi cette transformation de l’économie future :

« Tous les services simples vont disparaître. Ils vont être "uberisés". C’est ce que sont en train de comprendre les entreprises du secteur. La seule riposte possible est de proposer un ensemble de services qui ne pourront pas fonctionner sans intermédiaire. Il faut créer des produits complexes qui satisferont de façon totalement nouvelle l’ensemble des besoins. Il faudra relier trois types de services : le service de pose et d’entretien des objets connectés – sans que nous ayons à les acheter car cela n’a aucun sens – ; le service de surveillance à distance des données collectées ; enfin, celui des gens qui se déplacent en cas de besoin détecté par l’analyse de ces données.

[…] Si chaque Français utilise chaque semaine deux heures de travail des personnes intégrées dans ces bouquets de solution, […] nous pourrions créer plus de 4 millions d’emploi équivalent temps-plein. »[10].

  Debonneuil propose ici une piste intéressante pour la collaboration entre humains — services à la personne — et machines — produits connectés — mais dont la réalité économique reste à prouver.

  Deux autres pistes dans des domaines très différents méritent aussi d’être évoqué pour illustrer la collaboration humains / machines qui redéfinit à mon sens l’organisation du travail dans le monde de demain.

  L’industriel Thyssen Krupp[11] intègre d’ores et déjà différents types d’exo-squelettes dans l’organisation du travail de certaines usines. Cette collaboration[12] donne plus de force musculaire aux ouvriers. L’armature compense l’effort musculaire et permet aux ouvriers non seulement d’effectuer des tâches qu’ils ne pourraient pas effectuer autrement, mais aussi de les effectuer en réduisant la pénibilité et même en évitant les troubles musculo-squelettiques et les accidents du travail. Par ailleurs, ces « cobots » — robots collaboratifs — augmentent la productivité des salariés ce qui correspond aux attentes des employeurs.

  Dans un domaine tout autre, le développement logiciel, la collaboration entre humains et machines est elle aussi de plus en plus présente. En effet, de plus en plus, les développeurs de logiciels sont assistés par des « robots » qui sont en réalité des logiciels d’aide au développement logiciel. Ils permettent de former les nouveaux venus dans une équipe de développement, de réduire les risques d’erreurs ou encore les failles de sécurité. Ils permettent aussi d’augmenter la productivité des développeurs grâce à l’automatisation des tâches répétitives, nécessaires mais sans réelle valeur ajoutée.

  On voit ainsi que la collaboration entre machines et humains a autant d’avenir dans les travaux matériels que dans les travaux immatériels. La part humaine du travail sera moins pénible et moins répétitive. Les travailleurs seront donc plus concentrés sur des tâches à plus forte valeur ajoutée que celle-ci soit dans la manipulation d’objet matériel qui nécessite de la dextérité soit dans la conception immatérielle qui nécessite de la créativité. Dextérité et créativité sont deux domaines dans lesquels les logiciels, les robots et autres intelligences artificielles ne peuvent pas encore dépasser l’être humain.

  L’avenir du travail n’est donc pas forcément sombre. Mais encore faut-il que nos entrepreneurs déploient toute leur créativité technologique et économique pour imaginer ces solutions nouvelles. Il faut aussi que nos syndicats et partis politiques soient eux aussi en capacité d’imaginer le compromis socio-économique qui permettra, comme à l’époque de Ford, que les conditions de travail et de rémunération soient les plus favorables aux acteurs concernés.

  Les variables d’un nouveau compromis socio-économique

  Les premiers effets — visibles à l'œil nu, si j'ose dire — de la mondialisation a été le mouvement de délocalisation. Dans les années 1980 et 1990, les entreprises ont délocalisé des opérations manufacturières — ces tâches répétitives et faciles à expliquer et à réorganiser — à des sous-traitants basés dans des régions éloignées à faible coût de main d’œuvre. Or, ne voit-on pas aujourd’hui des tâches simples, répétitives et faciles à réorganiser passer des mains ou des cerveaux des travailleurs humains aux bras des robots ou encore aux algorithmes, logiciels et autres intelligences artificielles ?  

Le parallèle entre délocalisation et robotisation est possible pour deux raisons:

 
  1. La justification technique provient du fait qu’une tâche simple, répétitive et facile à réorganiser peut facilement passer d’un environnement à un autre. La fabrication d’un vêtement a pu facilement passer d’une usine à Roubaix vers une autre usine en Malaisie. Les appels sortants pour prospecter une clientèle nouvelle passe d’un call center à Rennes vers un autre call center à Rabat. Les opérations d’achat-revente à haute fréquence de titres boursiers peuvent aussi passer facilement d’un travailleur humain à Wall Street vers un logiciel — cette fois-ci sans aller trop loin — toujours à Wall Street. Même si la comparaison peut choquer, un être humain n'étant pas, de par sa nature-même, comparable à une machine aussi intelligente soit-elle, il n'en reste pas moins que dans les deux cas, celui du travail humain répétitif et celui du travail automatisé via des machines, on a affaire à des tâches standard, faciles à réorganiser. On peut donc les délocaliser facilement et on peut aussi, parfois, les automatiser facilement.
 
  1. La justification économique se fait à deux niveaux :
 
  1. Elle provient d’abord du fait que le coût de la tâche peut varier selon l’environnement où elle est réalisée. Dans le cas de la délocalisation, la main d’œuvre étant moins chère que celle d’« ici », le transfert des emplois « là-bas » devenait difficile à éviter. Or c'est également cette même comparaison des coûts qui incite à automatiser — le faible coût d'une tâche faite par un humain maintient la tâche entre les mains de l'humain, si ce coût humain devient plus élevé en comparaison avec ce que ferait une machine, alors la tâche est automatisée, c’est-à-dire « délocalisée » vers la machine, si cela est techniquement possible : tâche répétitive, facile à expliquer, facile à réorganiser, etc.
 
  1. Elle provient aussi du fait qu’avec la délocalisation, la part de la main d’œuvre dans la valeur créée — ou perçue — n'a cessé de diminuer avec la baisse du coût de la main d’œuvre — que ce soit dans les pays développés ou dans les pays de délocalisation — et c'est donc tout à fait logiquement que la part du capital augmentait dans la création de la valeur ; ce même mouvement favorable au capital s’observe dans la nouvelle création de valeur au travers des processus automatisés à rendement encore plus important que ceux s’appuyant majoritairement sur la main d'œuvre humaine.
  Nous sommes donc à nouveau confrontés à la question du compromis économique et social. Le compromis « fordiste » s'est installé au début du XXe siècle sur la base d'un donnant-donnant entre le travail et le capital : les uns acceptaient l'organisation scientifique du travail — accompagnée de ses inconvénients pour les travailleurs et de ses avantages pour l'employeur — en contrepartie d'un partage de la valeur ainsi créée plus équilibré entre capital et travail, entre employeur et salariés. Dans les années 1980 et 1990, le compromis « fordiste » s'est progressivement évaporé avec la délocalisation dans les pays à faible coût de main d'œuvre comme décrit ci-dessus. Les rapports de force économiques et sociaux n'ont pas permis, à ce moment-là, de remplacer le compromis « fordiste » par un nouvel équilibre protégeant les salariés. Si à nouveau, dans les années 2010 et 2020, nous ne trouvons pas un nouveau compromis pour prendre en compte cette nouvelle forme de délocalisation qu'est l'automatisation, alors nous allons vers de nouvelles frictions sociales, économiques et certainement politiques.

  Il faut également noter que le compromis « fordiste » né au début du XXe siècle a été complété dans les années 1930 aux Etats-Unis puis dans l’immédiat après-guerre en Europe. Le « New Deal » de Roosevelt, les suites du rapport Beveridge au Royaume-Uni, le programme du Conseil national de la résistance en France et plus généralement la social-démocratie en Europe ont tous permis d’élargir au niveau « macro » ce que le fordisme avait commencé à instaurer au niveau « micro ». Les années 1980-1990, en plus de la mondialisation des échanges, des délocalisations et de la financiarisation de l’économie, ont vu la montée en puissance d’une idéologie néolibérale où le rôle de l’Etat devait être progressivement amoindri par rapport à ce qu’il avait pu être durant les « Trente glorieuses ».

  Or la recherche économique récente[13] a permis de mettre l’accent sur le rôle de l’Etat dans les innovations technologiques qui ont fait et font encore la transformation numérique de l’économie. Sans Arpanet[14], pas d’internet possible. Or Arpanet est le fruit de commandes passées par l’US Air Force pour ces besoins de commandement des bombardements stratégiques. Donc pas d’internet sans Arpanet et pas d’Arpanet sans besoins étatiques. De même, pas de GPS[15] sans Ministère de la défense américain qui passe commande dans les années 1960 du système de positionnement par satellite qui sera disponible en 1995 pour les armées américaines et ouvert à l’usage à des fins civiles en 2000. Je pourrais poursuivre l’énumération longtemps mais j’en terminerai avec l’économiste Marianna Mazzucato, qui montre que le symbole même de la transformation numérique de notre monde — l’iPhone d’Apple — n’existerait pas sans la recherche et le développement issus des besoins de l’Etat américain : pas d’iPhone sans internet, pas d’iPhone sans GPS, etc.[16]  

Or seuls les capitaux privés sont rémunérés pour leur prise de risque liée au financement de l’innovation. Les capitaux publics, quant à eux, ne sont jamais rémunérés. Et  pourtant — on vient de le voir — les capitaux publics interviennent très en amont dans le processus créatif et donc de manière encore plus risquée. Ils ne sont rémunérés ni directement par la récupération d’une part des revenus, ni indirectement par la fiscalité qui est souvent détournée par le biais de l’optimisation fiscale. Et non seulement l’Etat n’est pas rémunéré pour son investissement ou pour la stabilité institutionnelle qu’il garantit au monde des affaires, mais il est de plus en plus soumis à des contraintes financières strictes[17] l’empêchant ne serait-ce que de financer les prochaines vagues d’innovations pourtant nécessaires aux progrès économiques et sociaux.  

On voit ainsi que les thèses néolibérales qui tendent à s’imposer depuis la fin des années 1970 sur le plan de l’organisation du travail et sur celui du rôle de l’état nécessitent une remise en cause, sans que cette remise en cause ouvre pour autant la possibilité d’un retour au « monde d’avant » — celui des « Trente glorieuses » — étant donné les enjeux nouveaux que j’évoquais ci-dessus.  

On ne trouvera pas un digne successeur au compromis « fordiste » sans répondre à une série d’inconnues que l’on peut résumer ainsi :  

  • Fiscalité : l’optimisation fiscale doit-elle être rendue coûteuse ? est-il encore possible de traiter la question fiscale au seul niveau de l’Etat-nation ?
 

  • Sécurité sociale : le financement par les prélèvements sociaux majoritairement appliqués aux seuls revenus du travail est-il encore suffisant? Ce modèle est-il adapté à une économie où le production — y compris immatérielle — des machines est de plus en plus importantes ?
 

  • Gains de productivité : si les gains de productivité sont issus en très grande majorité de l’investissement et n’ont pas d'impact sur les salaires, comment prendre en compte les conséquences néfastes d’un tel phénomène sur la stagnation salariale, par conséquent sur la consommation ou encore sur l’accroissement des inégalités et les tensions politiques qui en découlent ?
 

  • Co-détérmination : quel est le rôle des salariés et des sous-traitants dans les conseils d’administration ? comment l’améliorer ?
 

  • Participation des salariés au capital de l’entreprise : est-ce le seul moyen de bien répartir les fruits des gains de productivité si ces derniers sont essentiellement issus de l’investissement en capital ?
 

  • Ouverture des données publiques et des algorithmes publics : est-ce le seul moyen de rendre la décision transparente ? est-ce que la transparence est le seul souci à garder à l’esprit ou faut-il aussi veiller à ce que la décision publique reste issue de la volonté populaire et pas seulement des algorithmes et des données de masse ?
 

  • Définition des responsabilités numériques : qui est responsable quand un logiciel a une défaillance ? est-il possible de s’inspirer de la responsabilité civile ?
  • Taxation des robots : est-ce utile ? nécessaire ? quelles conséquences sur la diffusion du progrès technique ?
 

  • Parcellisation du travail : les plateformes numériques mettent en relation offreurs et demandeurs de travail mais elle contribuent aussi à la précarisation du travail, y a-t-il une solution à ce dilemme ?
 

  • Revenu « universel» : quelles conséquences sur la cohésion sociale ? comment ne pas subir l’effet d’aubaine pour les employeurs (un peu comme les aides aux logements en ont généré pour les propriétaires) ?
 

  • Données: si elles sont le « pétrole du XXIe siècle », comment répartit-on le profit issu de cette nouvelle manne ?
 

  • Cadre national : peut-on se résoudre à un numérique maîtrisé par les GAFA[18] ? comment faire en sorte que l’Europe et la France puissent maîtriser ses technologies ? comment mettre en oeuvre l’intervention étatique via l’investissement public pour éviter l’oligopole américain dans le domaine ?
 

  • Rôle de l’Etat : comment investir dans l’innovation si les contraintes budgétaires ne se desserrent pas ? comment rémunérer la prise de risque étatique comme on le fait avec les investisseurs en capitaux privés ?
   

Conclusion  

Ce sont les réponses à toutes ces inconnues que la gauche est appelée à inventer comme elle a pu le faire précédemment dans un contexte différent mais avec des questions du même ordre. Or c’est à ce moment précis de l’histoire que la gauche semble presque disparaître du paysage électoral en Europe. Il y a ici une opportunité de reconstruire la gauche en s’appuyant sur les constats ci-dessus et en répondant aux questions ainsi soulevées.  

Le rôle des forces de gauche n'est pas d'annoncer la fin du travail — qui est d’ailleurs techniquement inenvisageable à ce stade. Leur rôle est bien d'imaginer puis d'activer les rapports de force nécessaires à la mise en place d'un nouveau compromis économique et social. Un compromis qui soit capable de réduire les inégalités qui se sont aggravées ces dernières décennies et que certains nient encore aujourd’hui. Certes on ne peut pas nier l’amélioration globale du sort des masses durant le XXème siècle. Mais doit-on pour autant oublier que si ce sort s'est amélioré à ce moment-là c'est aussi grâce au compromis « fordiste » ? Est-il possible de passer sous silence le fait que l'écart se remet à nouveau à se creuser depuis la fin de ce compromis et son non-remplacement ? Je ne le pense pas !

  L'année 2017 a été l'occasion de sérieuses interrogations, à gauche, sur le sens du travail. Nombreux ont rappelé, comme un mantra, l'étymologie supposée[19] du mot travail souhaitant ainsi souligné le lien entre travail et souffrance. Quelques uns ont rappelé le lien entre travail et émancipation. Mais face à la façon dont l’organisation du travail est bousculée, la gauche — et plus largement la société toute entière — n’a pas encore toutes les réponses aux interrogations que ce phénomène soulève.

  Un an après l’élection d’Emmanuel Macron et avec les réflexions en cours et à venir sur la question de la robotisation, je pense qu’il n’est pas inutile de rappeler cet extrait d’Alain Supiot dans son Introduction à La Cité du travail de Bruno Trentin (Fayard, 2013) :

  « Il est peu de mots aussi galvaudés que celui de liberté. Nous sommes prompts à y voir l'empire illimité du bon plaisir individuel, alors qu'elle est d'abord le fruit d'une lente et patiente conquête de soi et qu'il n’est de vraie liberté que partagée. Le lieu par excellence de cette conquête de soi, c'est le travail. C'est par le travail que j'apprends à maîtriser ce qui est au-delà de moi, et c'est dans mon travail que se découvre qui je suis. Nous inscrivant dans l’ordre du monde, le travail met notre imagination à l'épreuve de la réalité. Comme l'écrit Simone Weil, que Bruno Trentin admirait fort : ’’C'est par le travail que la raison saisit le monde et s'empare de l’imagination folle’’. Or, ce n'est pas ce principe de réalité qui domine la question du travail depuis un siècle, mais bien plutôt la mise en oeuvre d'une ’’imagination folle’’. Folie d'un nouveau genre — technoscientifique — qui, refusant d’admettre la part de liberté et de maîtrise de soi inhérente à tout travail, fabrique un univers où l'homme est sommé de se fondre sans reste dans l'univers des choses. Bruno Trentin n'a eu de cesse de revenir sur l'adhésion de la gauche politique à cette conception réifiée du travail [celle du ’’compromis fordiste’’], pour la sortir des impasses où elle l'a conduite et fonder sur une analyse des formes contemporaines de cette réification un projet politique et syndical axé sur la liberté au travail. »[20]

  Repenser la gauche sans repenser le travail serait une aberration. Repenser le travail sans prendre en compte sa dimension émancipatrice serait tout aussi absurde.

  Si la fin du travail est un fantasme qui ne se réalisera jamais, poursuivre, en creusant les inégalités[21], comme on le fait depuis des décennies n'est pas non plus réaliste !  

Est désormais actée la fin du compromis « fordiste » attribuant une part des gains de productivité aux travailleurs en contre partie d'une organisation « scientifique » du travail. Son successeur  n'est pas encore en place. Et il ne s'installera pas tout seul dans l’ère de la robotisation, des plateformes et du travail « indépendant ». La gauche républicaine, celle qui se fixe comme objectif de rendre à l’humain sa capacité à s’émanciper et à choisir son avenir, ne peut être étrangère à cette question cruciale. A elle de se donner les moyens de répondre aux enjeux de l’ère nouvelle qui s’ouvre devant nous !

Bassem ASSEH
Adjoint du maire de Nantes
Cadre dirigeant dans le secteur du numérique

Bibliographie :
Machine, platform, crowd de A. McAffe et E. Brynjolfsson (Norton, 2017)
The second machine age de A. McAffe et E. Brynjolfsson (Norton, 2014)
Capitalism, Socialism and Democracy, de J. A. Schumpeter
The entrepreneurial state, de Mariana Mazzucato (Public Affairs, 2015)
La révolution quatrernaire de Michèle Debonneuil (L’Observatoire, 2017)
« Why Software Is Eating The World », Marc Andreessen, Wall Street Journal, 20 août 2011
Introduction d’Alain Supiot à La Cité du travail, à Bruno Trentin (Fayard, 2013)
[1] https://www.lesechos.fr/20/02/2017/lesechos.fr/0211812657038_taxer-les-robots---bill-gates-sur-la-meme-longueur-d-onde-que-benoit-hamon.htm
[2] Dynamiques historiques de l’innovation : de la Renaissance à la sortie de crise de Marc Giget in Créativité et innovation dans les transitoires, Conseil d’analyse économique
[3] Epoque parfaitement résumée dans Machine, platform, crowd de A. McAffe et E. Brynjolfsson (Norton, 2017, p. 22 et sq).
[4]Capitalism, Socialism and Democracy, de J. A. Schumpeter (Harper Perennial, 2008, p. 83 — ma traduction)
[5] The second machine age de A. McAffe et E. Brynjolfsson (Norton, 2014) . Interview des deux auteurs ici : http://www.slate.fr/story/112209/deuxieme-age-machine
[6] Fondateur de Netscape, puis investisseur dans des sociétés tels Linkedin, Facebook et quelques autres. Andreesen est l’un des praticiens et penseurs de l’économie nouvelle que permettent les logiciels
[7] « Why Software Is Eating The World », Marc Andreessen, Wall Street Journal, 20 août 2011, https://www.wsj.com/articles/SB10001424053111903480904576512250915629460, reproduit ici https://a16z.com/2016/08/20/why-software-is-eating-the-world/
[8] Ma traduction
[9] La révolution quaternaire de Michèle Debonneuil (L’Observatoire, 2017)
[10] http://www.pole-emploi.org/accueil/actualites/michele-debonneuil-la-revolution.html?type=article
[11] https://youtu.be/JUMpaIxSLRM
[12] Travailler ensemble, travail en commun
[13] The entrepreneurial state, de Mariana Mazzucato (Public Affairs, 2015)
[14] Lancé en 1966, présenté pour la première fois en état de marche en 1972, Arpanet est le premier réseau de transfert de paquets de données, prémices de ce que sera Internet
[15] Global Positioning System, Système mondial de positionnement ou Géo-positionnement par satellite
[16] De même pour les capteurs ou encore les écrans tactiles comme le détaille Mazzucato magistralement dans son The entrepreneurial state
[17] En Europe c’est la « règle d’or » inscrite dans les constitutions des états membres de la « zone euro » — en 2012 concernant la France). Aux Etats-Unis, la même règle s’est imposé dès le début des années 1980 : « Seul un amendement à la Constitution fera le boulot. On a essayé la carotte, mais ça n’a pas marché. Avec le bâton du Balanced Budget Amendment (la règle d’or américaine), on pourra empêcher l’administration de gaspiller notre argent et de nous surtaxer, et sauver notre économie » (Ronald Reagan, 29 août 1982, intervention télévisée, https://youtu.be/9Xc47_rZlqk).
[18] GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon — un acronyme pour signifier les grands acteurs du numériques et leurs quasi-monopoles
[19] Tripalium, un instrument de torture !
[20] Introduction d’Alain Supiot à La Cité du travail, à Bruno Trentin (Fayard, 2013)
[21] « Depuis une vingtaine d’années, les inégalités de revenus augmentent. Les plus aisés s’enrichissent alors que le niveau de vie des plus pauvres stagne. »
[https://www.inegalites.fr/Les-inegalites-de-niveau-de-vie-continuent-d-augmenter ]