Bruno TERTRAIS (*) - 16 Nov 2018

Europe et mondialisation

RETOUR AUX ANNEES 1930 ?

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Un spectre hante l’Europe : celui d’un retour aux terribles années 1930, marquées par la misère économique et la montée des totalitarismes, et annonciatrices de la Seconde guerre mondiale, «Je suis frappé par la ressemblance entre le moment que nous vivons et celui de l'entre-deux-guerres», déclare Emmanuel Macron. «Dans une Europe qui est divisée par les peurs, le repli nationaliste, les conséquences de la crise économique, on voit presque méthodiquement se réarticuler tout ce qui a rythmé la vie de l'Europe de l'après Première Guerre mondiale à la crise de 1929».

On peut comprendre les inquiétudes du chef de l’Etat. Pourtant, la comparaison avec les années trente est excessive au point d’être inutile.

La situation économique mondiale n’a rien à voir avec celle des années 1930. Lors de la crise de 2008, les gouvernements et les banques centrales ont justement pris soin de ne pas reproduire les erreurs de leurs lointains prédécesseurs (crise de 1929), qui furent responsables de la Grande dépression. Les Etats-Unis vivent une situation de plein emploi, la plupart des pays européens ont retrouvé la croissance. En 1931, le Royaume-Uni avait quitté le mécanisme monétaire de « l’étalon-or » : en 2011, l’Europe a œuvré avec succès pour éviter la sortie de la Grèce de la zone euro. Et malgré les initiatives hasardeuses de Donald Trump, il est difficile de parler de montée généralisée du protectionnisme économique : les règles de l’Organisation mondiale du commerce s’imposent aujourd’hui largement.

Il est indéniable que nous vivons une montée des « souverainismes ». Celle-ci s’accompagne de développements inquiétants. Les migrants sont les boucs émissaires du malaise identitaire des peuples ; les manifestations d’antisémitisme se multiplient ; l’extrême droite violente manifeste dans les rues. Mais les démocraties semblent beaucoup plus solides qu’elles ne l’étaient à l’époque. Rappelons que les « ligues » rassemblaient un million de personnes à Paris en 1934 et faisaient trembler le gouvernement… sans parler de l’Italie et de l’Allemagne. Ne peut-on pas dire au contraire que l’épreuve du terrorisme a plutôt montré la résilience de nos sociétés ?

Des puissances « ré-émergentes » - la Russie, la Chine, la Turquie… - affirment leur volonté d’accroître leur influence. Mais elles ne sont pas comparables à celles de l’époque : ces régimes autoritaires, voire dictatoriaux ne sont pas « totalitaires ». Ni la quête de « l’espace vital », ni la volonté de captation des ressources énergétiques par la force n’animent Moscou, Pékin ou Ankara. Poutine n’est pas Staline, et Salvini n’est pas Mussolini. La Russie affirme avoir été humiliée par l’Occident après la guerre froide, mais ce récit mobilisateur pour l’opinion russe a peu de fondement historique : au contraire, l’Amérique et l’Europe ont tout fait pour tenter d’intégrer Moscou dans une « famille euro-atlantique ». Il ne peut guère être comparé au traité de Versailles qui mit fin à la guerre avec l’Allemagne. Quant à imaginer qu’elles puissent constituer ensemble en une alliance militaire, c’est une vue de l’esprit : la Chine et la Russie ne partagent que des intérêts tactiques.

Certes, toutes ces puissances mettent à mal l’ordre mondial. Et les Etats-Unis de Trump le bousculent eux aussi, à leur manière. Mais le système international est mieux structuré qu’il ne l’était dans les années 1930. L’ONU n’est pas la Société des nations de l’entre-deux-guerres. L’édifice des normes internationales construit après 1945 est secoué, mais tient debout. Et l’Amérique, contrairement à ce qui s’était passé en 1919, ne s’est pas retirée des affaires du monde, laissant le champ libre aux dictatures. Enfin, la culture occidentale reste sans véritable concurrent idéologique.

Nous ne sommes pas dans les années 1930. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas connaître l’histoire. « N’oublions jamais » n’est pas seulement une manière d’honorer les morts : c’est aussi une nécessité pour éviter les erreurs du passé.

(*) Bruno TERTRAIS est directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique. Une version abrégée de ce texte est parue dans Ouest-France le 6 novembre dernier.